Le bateau de Geoffroy

On s’est retrouvés au square, un tas de copains de l’école, parce que Geoffroy avait un nouveau bateau que lui avait offert son papa, qui est très riche et qui lui achète tout le temps des jouets. Geoffroy nous avait donné rendez-vous, à Rufus, à Eudes, à Alceste, à moi et à Clotaire, qui n’a pas pu venir parce qu’il est en retenue comme presque tous les jeudis ; mais les autres, on était tous là, après avoir promis à nos papas et à nos mamans qu’on allait essayer d’être sages et de ne pas faire de bêtises.

Le square, qui n’est pas loin de chez moi, est très chouette. J’y allais déjà, il y a des tas d’années, avec maman, quand j’étais tout petit comme la photo qui est sur la commode. Maman me promenait dans une petite voiture qui ne sert plus à rien, sauf à ramener des pommes de terre du marché quelquefois, et papa dit que peut-être, un jour, j’aurai un petit frère qui prendra la place des pommes de terre ; mais moi, je crois que tout ça, c’est des blagues. Dans le square, il y a une statue d’un monsieur fâché, assis à sa table en train d’écrire avec une grande plume en pierre des choses qui n’ont pas l’air de lui plaire. Pour rigoler, une fois, Joachim est allé s’asseoir sur les genoux du monsieur et celui qui n’a pas rigolé, c’est le gardien, qui est venu en courant et qui a dit que Joachim était un petit sacripant. Le gardien, il grogne tout le temps, il a une grosse moustache, un grand bâton, un sifflet et il nous court souvent après en faisant des gestes avec son bâton ; mais il est gentil, parce qu’il ne donne jamais de coups avec son bâton et une fois il m’a offert un bonbon. Dans le square, il y a aussi des tas d’herbe et seuls le gardien et les oiseaux ont le droit de marcher dessus, un carré plein de sable où on ne va pas parce qu’on n’est plus des bébés et surtout, surtout, un bassin avec une fontaine au milieu. Un bassin où on peut jouer avec des bateaux et c’est pour ça qu’on y allait aujourd’hui, puisque Geoffroy avait un nouveau bateau que son papa, qui est très riche, lui a offert ; mais ça, je crois que je vous l’ai déjà dit.

Geoffroy est arrivé le dernier ; il fait toujours ça quand il a un nouveau jouet à nous montrer. Il aime bien qu’on l’attende, c’est énervant. Geoffroy avait une grosse boîte sous le bras, il l’a ouverte, et là-dedans il y avait le bateau. Terrible ! Un canot à moteur, rouge et blanc, avec un petit drapeau et une hélice et un gouvernail, et le gardien est venu voir le bateau ; il a dit qu’il était très beau et qu’il espérait qu’on allait s’amuser gentiment et nous on a dit qu’on ne ferait pas les guignols. Le gardien a dit  » Bon, bon  » et il est allé s’occuper d’un chien qui s’était assis sur l’herbe.

Et puis, on a vu l’autre bande. L’autre bande, c’est des types qui ne sont pas de la même école que nous et qui sont tous très bêtes et il nous est déjà arrivé de nous battre avec eux chaque fois qu’on se voit. L’autre bande s’est approchée de nous et un des types a demandé à Geoffroy ce qu’il avait dans la boîte. Geoffroy a refermé le couvercle et il a dit que ça ne le regardait pas.

– Bah ! Laisse-les, a dit un autre type, c’est sûrement une poupée.

Et tous les types de l’autre bande se sont mis à rire. Ça, ça ne nous a pas plu.

– C’est un bateau qu’il a, Geoffroy, voilà ce qu’il a, a dit Rufus.

– Ouais, un chouette bateau, j’ai dit.

– Vous n’en aurez jamais d’aussi beau, a dit Eudes.

Alceste n’a rien dit parce qu’il avait la bouche pleine de madeleines ; il y a une dame qui en vend au square et elle est toujours contente quand elle voit arriver Alceste, parce que c’est un très bon client.

– S’il est si beau que ça, le bateau, t’as qu’à nous le montrer, a dit un des types de l’autre bande, et il a voulu prendre la boîte de Geoffroy, mais Geoffroy n’a pas lâché la boîte et il a poussé le type de l’autre bande et le gardien est venu en courant et en donnant des coups de sifflet.

– Dites donc, les sacripants, il a crié le gardien, vous n’allez pas commencer à vous battre, parce que sinon, je vous emmène tous au commissariat à coups de bâton.

– Bah ! a dit Rufus, moi ça ne me gêne pas, mon papa est agent de police et il connaît le commissaire, alorsà

Le gardien a dit que quand on a la chance d’avoir un papa agent de police, il faut donner l’exemple, qu’il nous avait à l’£il et il est parti parce que le chien était revenu s’asseoir sur l’herbe avec un de ses copains.

Un des types de l’autre bande a dit qu’après tout, le bateau de Geoffroy ne les intéressait pas et qu’ils en avaient un meilleur et ça nous a fait rigoler. Les types de l’autre bande sont allés vers le bassin et nous on les a suivis pour voir leur bateau et continuer à rigoler. Quand on a vu le bateau, on n’a pas tellement rigolé parce que c’était un voilier formidable, avec des tas de mâts, de ficelles et de drapeaux.

– Peuhà a dit Geoffroy.

– Quoi, peuh ? Quoi, peuh ? a demandé un des types.

– Ouais, s’il est mieux que celui-là, montre-le voir un peu, ton bateau, a dit un autre des types.

Geoffroy n’avait pas tellement envie de le montrer son canot.

– Si je ne le montre pas, mon bateau, a dit Geoffroy, c’est pour pas vous faire honte.

Les types de l’autre bande se sont mis à rigoler, alors Geoffroy a poussé un des types, le plus petit. Le petit type s’est mis à pleurer en disant qu’on avait essayé de le jeter à l’eau ; alors, un autre type, un grand celui-là, s’est approché de Geoffroy et il lui a dit :

– Essaye de me faire ce que tu as fait à mon petit frère.

– Ben quoi, ben quoià a dit Geoffroy, et il faisait des petits pas en arrière.

– Vas-y Geoffroy, vas-y ! criait Rufus ; mais Geoffroy n’avait pas envie d’y aller.

Alors, le type a donné une gifle à Rufus qui a été tellement étonné qu’il a cessé de crier. Eudes, qui est très fort, a pousséle type qui est tombé sur Alceste, qui est tombé dans le bassin.

Alceste était assis dans l’eau en pleurant.

– Ma madeleine, il criait, ma madeleine est toute mouillée !

Les types de l’autre bande, ils ont hésité un petit moment et puis ils sont partis avec leur bateau. Nous, on essayait de sortir Alceste du bassin, mais c’était pas facile parce qu’il est lourd, Alceste. C’est le gardien qui est venu pêcher Alceste et il n’était pas content, le gardien ; il nous a dit que quand nos parents nous verraient arriver dans cet état, ils nous puniraient drôlement et que ça serait bien fait pour nous. On était très embêtés et je crois que je me serais mis à pleurer si Alceste n’avait pas été si rigolo, tout mouillé et fâché. Nous aussi on était mouillés, parce qu’Alceste avait beaucoup éclaboussé. Le seul qui était sec, c’était le bateau que Geoffroy n’avait pas sorti de sa boîte.

Nos papas et nos mamans nous ont punis. On a été privés de dessert, il y a eu des fessées et des claques et on nous a défendu de retourner au square jeudi prochain.

Et ça, ça nous a fait de la peine, parce qu’on s’amuse bien au square, avec le bateau de Geoffroy !

Extrait d’Histoires inédites du Petit Nicolas, vol. 2.

Imav Editions 2006.

Copyright : Imav Editions/Goscinny-Sempé.> La semaine prochaine : Le tas de sable.

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