Le banquier papivore

Il y a un an, Matthieu Pigasse rachetait Les Inrockuptibles. Aujourd’hui, le directeur général de la banque Lazard figure parmi les candidats sérieux à la reprise du Monde. Décryptage d’une ambition médiatique.

Installé dans une luxueuse salle de réunion de la banque Lazard, à Paris, Matthieu Pigasse, jeune homme dégingandé de 42 ans, joue avec son BlackBerry, roule d’avant en arrière sur son fauteuil en cuir, fait de grands gestes pour appuyer ses arguments. Déchire enfin le petit mot apporté par un collaborateur, qui lui rappelle qu’il est en retard pour son prochain rendez-vous. Peu importe ! Never mind the bollocks, semble vouloir signifier le fan des Sex Pistols coincé dans le complet noir du grand banquier d’affaires. La rage du gamin de Regnéville-sur-Mer (Manche), qui admirait Rimbaud et The Clash, et jouait dans un groupe au nom prédestiné ( les Mercenaires du désespoir), l’a porté au sommet d’un des temples du capitalisme à la française. Après avoir racheté, l’an dernier, Les Inrockuptibles, Pigass e est aujourd’hui candidat, avec Xavier Niel, fondateur de Free, et l’homme d’affaires Pierre Bergé, à la reprise du Monde. Pour quoi faire ?

Le banquier rock

Né en mai 1968 à Clichy, Pigasse a brûlé les étapes. A sa sortie de l’ENA, en 1994, il entre à la direction du Trésor, à Bercy. Il y reste jusqu’en 2002, successivement conseiller de Dominique Strauss-Kahn à partir de 1997, puis directeur adjoint du cabinet du ministre de l’Economie et des Finances Laurent Fabius dès mars 2000. Courtisé par les plus grandes entreprises (Veolia, Saint-Gobain, Schneider), il décide finalement, en 2002, de rejoindre la vénérable banque Lazard. Il en est devenu le mois dernier le directeur général délégué : seul maître à bord ou presque, chapeauté seulement par le PDG pour la France, le vétéran Bruno Roger.

Le banquier rock est partout : sur les plateaux de télévision, où il vient faire la promo du Monde d’après, un livre sur la crise écrit pendant ses nuits de veille, avec son ami, le directeur général de la fondation Jean-Jaurès, Gilles Finchelstein. A Athènes, où il conseille, le jour, le gouvernement grec dans la restructuration de sa dette, avant d’aller assister, le soir venu, à des concerts de techno. Dans les gazettes people, enfin, qui se sont délectées de sa relation de quelques mois avec la journaliste vedette de France 2, Marie Drucker.

Le voici donc patron de presse, parti à la conquête du Monde. Une bifurcation pas totalement inattendue pour un homme issu d’une grande famille de journalistes.  » Pour sa candidature comme pour d’autres, la question est de savoir quelles sont ses véritables intentions « , explique Gilles Van Kote, le président de la Société des rédacteurs du Monde, qui l’a rencontré fin mai, accompagné de Pierre Bergé. Certains pointent le risque de conflits d’intérêts, pour un banquier qui conseille nombre de grandes entreprises hexagonales. D’autres lui prêtent des intentions politiques, au service de son ami DSK, voire de ses ambitions personnelles.  » Si j’investis dans la presse, se justifie-t-il, c’est pour deux raisons : d’abord, parce que c’est un secteur qui me passionne et auquel je crois profondément. Ensuite, parce que j’ai un désir d’utilité sociale : je veux rendre à la collectivité une partie de ce qu’elle m’a donné.  »

Les Inrocks, rachetés en juin 2009 grâce aux plantureux bonus de Lazard, constituent un test grandeur nature. Comme toujours, Pigasse s’y est investi à 200 %.  » Il est très présent, confirme Bernard Zekri, nommé directeur de la rédaction à l’été 2009. Mais c’est surtout sur l’aspect commercial, le développement sur l’iPad ou encore la mise en place dans les kiosques qu’il est en première ligne.  » Le banquier punk fourmille d’idées pour faire parler du titre, comme celle d’organiser des concerts dans la cour Napoléon du Louvre (finalement annulés par le ministre de la Culture), ou d’ouvrir à Paris des Inrocks Cafés. Pour ce qui est du contenu, ses idées paraissent un peu plus vagues : un titre qui déchiffrerait le monde via la culture, un news  » rebelle à l’ordre établi « ,  » déconnivant « .  » Une sorte de Nouvel Obs pour les trentenaires « , décrypte un journaliste des Inrocks. Pigasse a aussi son avis sur la ligne éditoriale, et sur les Unes du journal.  » Il n’avait pas trop aimé celle que l’on a faite sur l’Angleterre, se souvient Bernard Zekri. Mais, quand il a vu que l’on avait fait une bonne vente, il a reconnu son erreur.  » Il n’a pas non plus hésité à écarter le fondateur, Christian Fevret, peu désireux de lâcher la main.

Garanties d’indépendance

S’agissant du Monde, le banquier et ses deux compères n’ont qu’un seul mot à la bouche : indépendance. Pour l’emporter, ils doivent en effet convaincre les représentants des salariés qu’ils la respecteront davantage que leurs concurrents potentiels (Claude Perdriel, patron des sanibroyeurs SFA et du Nouvel Observateur, le groupe espagnol Prisa, l’italien Editoriale L’Espresso, ou encore le suisse Ringier). Pour ce faire, Pigasse a délégué Louis Dreyfus, ancien directeur général de Libération, pour discuter des garanties concrètes qui pourraient être apportées aux salariés. L’heureux élu devrait être connu à l’issue du prochain conseil de surveillance du groupe Le Monde, au plus tôt le 14 juin prochain. Pour le banquier rebelle, autant dire une éternité.

Benjamin Masse-Stamberger

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