L’aventure coloniale

Une évidence criante : sans Léopold II, il n’y aurait pas eu de colonisation belge. Et pas de Congo. En 1885 s’érige, au cour de l’Afrique noire, un Etat indépendant qui restera la propriété personnelle du roi jusqu’en 1908. Retour sur cette entreprise coloniale hors normes qui alimente, aujourd’hui encore, de vives controverses

Le 17 février 1860, le duc de Brabant, futur Léopold II, s’adresse au Sénat belge. C’est son premier grand discours. D’une manière à peine voilée, il aborde la question des acquisitions coloniales que la Belgique pourrait envisager. Les Pays-Bas sont montrés en exemple :  » C’est grâce à ses colonies que la Hollande voit ses fonds publics se maintenir si haut sur toutes les places d’Europe, sa dette s’amortir de jour en jour et ses impôts diminuer…  » Dans ses efforts de propagande coloniale, le prince se heurte de tous côtés à l’indifférence, au scepticisme, voire à une franche hostilité. Cela ne le trouble pas : toute sa vie, il aura l’habitude de se battre seul.

Léopold porte d’abord son regard vers l’Asie, mais la voie est fermée : il ne peut racheter les Philippines à l’Espagne et l’Angleterre le dissuade de se lancer dans une aventure coloniale à Bornéo ou en Nouvelle-Guinée. Le roi tente alors sa chance en Afrique. Le bassin du fleuve Congo retient toute son attention, qui ne fléchira pas jusqu’à sa mort.  » Nous devons nous procurer une part de ce magnifique gâteau africain « , écrit-il en 1877. Malgré le faible degré d’occupation du territoire par ses collaborateurs et agents, le roi parvient à faire reconnaître son fief congolais en marge de la conférence de Berlin (1884-1885). Pour le rentabiliser au maximum, il recourt à un système qui, fatalement, devait mener à de graves abus. A partir des années 1891-1892, l’Etat indépendant du Congo entame en effet la récolte de  » son  » caoutchouc. Les populations locales sont alors astreintes à un travail forcé intensif, souvent inhumain.

Les débats sur l’exploitation du Congo refont régulièrement surface ces dernières années. En 1998 est parue la traduction française du best-seller d’Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold. Un holocauste oublié. Le livre a inspiré un film à Peter Bate, White King, Red Rubber, Black Death, documentaire de la BBC dont la diffusion par la RTBF et la VRT, au printemps 2004, a suscité, elle aussi, des réactions passionnées. Dans le même temps, on a pu constater un regain d’intérêt pour le passé colonial de la Belgique.

Deux historiens ont accepté d’éclairer les épisodes marquants de cette entreprise coloniale et les controverses qu’elle a provoquées. Jean-Luc Vellut, professeur émérite de l’UCL, est l’auteur de nombreux travaux sur l’histoire de l’Afrique centrale, du xviiie au xxe siècle. Au Congo et en Belgique, il a dirigé et publié des recherches sur l’histoire du Congo et la colonisation belge. Guy Vanthemsche, professeur d’histoire contemporaine à la VUB, a publié plusieurs livres sur l’économie et la société belges au xxe siècle. Ses recherches l’ont amené à s’intéresser à l’histoire coloniale.

Le Vif/L’Express : Un nom vient forcément à l’esprit quand on évoque le démarrage de l' » aventure  » coloniale belge : Léopold II. Son père, Léopold Ier, ne nourrissait-il pas déjà des ambitions outre-mer ?

Jean-Luc Vellut : Il y a colonie et colonie. Léopold Ier a trouvé certains appuis afin de doter le pays d’un territoire susceptible d' » absorber  » une partie de la population belge sans travail. Dans ce cas, le terme  » colonie  » désigne un petit établissement agricole et commercial peuplé par quelques centaines d’individus. C’est ainsi qu’en 1843, une société établie à Bruxelles a acquis des terres sur la côte atlantique du Guatemala, à Santo Tomas. Une autre tentative de colonisation, entreprise peu après, a eu pour cadre le Rio Nunez, sur la côte occidentale de l’Afrique. Ces projets ont échoué. Quand, quelques décennies plus tard, Léopold II se lance dans l’aventure congolaise, certains en Belgique se méfient : ils croient que l’on envisage à nouveau ce type de colonisation. Or, cette fois, il s’agit de se tailler un fief d’un tout autre genre.

Léopold II a-t-il eu, dès le début, un projet de colonisation précis ?

Jean-Luc Vellut : Il n’a, en tout cas, pas eu tout de suite l’intention de créer un Etat. Le roi glanait des idées ici et là. Il adaptera son projet africain au gré des circonstances. Au début des années 1860, alors qu’il n’était encore que duc de Brabant, il s’était surtout intéressé au système colonial développé par les Hollandais à Java, l’île la plus peuplée de la future Indonésie. La population y était mise à contribution dans l’agriculture d’exportation, organisée au profit de monopoles commerciaux.

Le roi a toujours effrayé ses ministres lorsqu’il leur exposait ses idées d’expansion coloniale. Pourquoi le gouvernement belge était-il si réservé ?

Guy Vanthemsche : On se rend vite compte que ces projets nécessitent d’énormes capitaux. De plus, le libéralisme, courant dominant dans la pensée économique de l’époque, est profondément anticolonial…

Jean-Luc Vellut : Les libéraux considèrent les systèmes coloniaux comme des monopoles dépassés, source de corruption et d’inefficacité. C’est le libre-échange, garanti par les traités commerciaux signés avec les pays voisins, qui a permis de relancer l’économie belge au milieu du xixe siècle.

Guy Vanthemsche : En fait, l’industrie belge se porte fort bien depuis qu’elle a orienté sa production vers les marchés limitrophes : l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas… La Belgique des affaires ne voit donc pas l’intérêt de s’encombrer d’une colonie. Le commerce avec l’outre-mer représentera toujours une très faible part de nos exportations. En outre, toute aventure coloniale, si elle implique l’existence d’un vaste territoire placé sous la souveraineté de la métropole, risque de mettre à mal la neutralité belge. Mener une politique étrangère et coloniale qui fait concurrence à celle des grandes puissances n’est pas sans danger pour le pays. L’indépendance de la Belgique peut être remise en question à tout moment. Rappelons que, de 1852 à 1870, l’empereur Napoléon III menace d’annexer nos provinces.

Et pourtant, Léopold II, qui rêve d’Afrique depuis son voyage de noces sur le Nil, s’obstine…

Jean-Luc Vellut : La formule est élémentaire, mais juste : sans Léopold II, il n’y aurait pas eu de Congo. Même si les milieux économiques et politiques belges ne partagent pas son point de vue, le roi est persuadé que la Belgique a besoin d’un  » complément  » outre-mer. Au fond, il a peut-être déjà conscience de ce qu’est la globalisation ! Selon lui, son pays, doté d’une colonie, pourrait devenir un grand centre mondial. Il s’accroche à cette idée malgré les réticences de ses ministres et de sa propre famille. Il n’a trouvé pour le soutenir que quelques indivi- dus tombés sous le charme d’un prince régnant. Les autres le prennent pour un illuminé ou un mégalomane !

Que sait-on du c£ur du continent noir vers 1875, au moment où le roi des Belges s’y intéresse ?

Jean-Luc Vellut : Il y a une tradition de plusieurs siècles de présence commerciale portugaise, anglaise, hollandaise et française sur les côtes africaines. Mais la partie centrale de l’immense continent noir est mal connue des Européens. Peu à peu, grâce aux expéditions des missionnaires et des explorateurs, tels Livingstone, Brazza ou Stanley, la terra n’est plus aussi incognita. Le cours du fleuve Congo est exploré et cartographié par Stanley en 1876-1877. Mais le lac Kivu, à l’est de l’actuel Congo, ne sera  » découvert  » que vingt ans plus tard.

Guy Vanthemsche : Cette conférence est convoquée dans un but humanitaire : la lutte contre l’esclavagisme en Afrique. Léopold II tente d’accrocher son wagon au mouvement antiesclavagiste, négligeant de prendre en compte les susceptibilités britanniques. Depuis des décennies, l’Angleterre est le porte-drapeau de ce combat. Elle ne tient pas à ce qu’un organisme international lui vole la vedette.

Elle va donc contrecarrer les projets du roi, qui entame son action en Afrique sous le couvert d’associations s’occupant plutôt d’exploration géographique.

De 1879 à 1884, Stanley sera l’homme de Léopold II au Congo. Quelle est la mission de l’explorateur britannique ?

Jean-Luc Vellut : Cette fois, on peut parler de double jeu. Officiellement, Stanley est chargé d’établir des stations le long du fleuve. Mais le roi lui demande aussi de conclure, en secret, des traités commerciaux avec les chefs locaux, pour créer des monopoles. Car il est vite apparu que le roi avait besoin de rentrées pour financer ses expéditions. Un obstacle compromet ces projets : le fleuve, à partir de l’endroit qui deviendra Léopoldville jusqu’à son embouchure ou presque, est une succession de rapides où la navigation est impossible. L’accès à la côte atlantique pour les produits tropicaux destinés à la vente, huile, caoutchouc naturel, ivoire, exige la mobilisation de porteurs indigènes. Stanley a alors cette formule choc :  » Sans chemin de fer, le Congo ne vaut pas un penny.  »

Quel est le but de l’entreprise coloniale ? Le roi cherche-t-il à accroître la prospérité nationale par de nouveaux débouchés ou poursuit-il surtout un enrichissement personnel ?

Jean-Luc Vellut : Le Pr Jean Stengers, à qui l’on doit beaucoup dans la connaissance de notre histoire coloniale, a toujours souligné que, pour Léopold II, la grandeur de sa famille et celle du pays étaient indissociables. Il serait démagogique de considérer le roi comme un filou, qui poursuit avant tout son enrichissement personnel. Son but est d’accumuler des richesses pour magnifier l’Etat et la dynastie. Grâce au Congo, il peut devenir un roi-bâtisseur.

Guy Vanthemsche : Le roi dépense sans compter pour son entreprise africaine. A partir de 1876, il devra puiser largement dans sa cassette personnelle pour assurer le succès de sa politique. Il envisage même de réduire son train de vie. Arrive le moment où il doit recourir à des emprunts de toutes sortes. Le fond du puits est atteint en 1890. Mais, grâce à la spéculation inattendue sur le caoutchouc, Léopold II va récupérer sa mise.

Entre-temps, la conférence de Berlin, en 1884-1885, a reconnu l’Etat indépendant du Congo. Comment Léopold II est-il parvenu à ses fins ?

Guy Vanthemsche : Le roi a habilement profité des rivalités entre les grandes puissances. Comme le rappelait souvent Stengers, ce n’est pas la conférence de Berlin elle-même qui a reconnu l’Etat indépendant du Congo. Léopold II a procédé au coup par coup, pays par pays, pour obtenir la reconnaissance de son fief. Il a d’abord réussi à convaincre les Etats-Unis. Puis il y a eu d’autres accords bilatéraux. Il a également accepté qu’en cas de faillite ou de renonciation de sa part, la France ait un droit de préemption pour une reprise éventuelle du Congo. Anglais et Allemands avaient dès lors tout intérêt à soutenir Léopold II, pour éviter que les Français ne s’emparent du morceau.

La pratique du portage et du travail forcés, des tortures et des mutilations va susciter, en Angleterre, de violentes campagnes contre le roi et son Etat. Certains ont estimé à 10 millions le nombre d’Africains qui périrent alors, chiffre retenu par Adam Hochschild, auteur des Fantômes du roi Léopold. Que pensez-vous de cette thèse qui a provoqué un vif émoi en Belgique ?

Jean-Luc Vellut : L’Etat indépendant du Congo a cherché à profiter pleinement de la spéculation sur le caoutchouc, qui débute dans les années 1890. Il a donc fermé les yeux sur des graves abus . Ils ont notamment été commis sous la responsabilité de compagnies qui imposaient aux Africains des prestations obligatoires sur les vastes territoires qui leur avaient été concédés. Ces atrocités auraient dû être condamnées, mais l’organisation de la justice était à ses débuts. Pour autant, la thèse du génocide ne tient pas : il n’y a pas eu de volonté d’exterminer la population. Dès les années 1920, on a parlé de 10 millions de morts, soit, selon certaines estimations, la moitié de la population congolaise. Ce chiffre visait à frapper l’opinion. Les démographes sérieux évoquent plutôt une dépopulation de 20 % au cours des années 1890 à 1920. Elle est attribuée non seulement aux brutalités du régime, mais aussi et surtout aux épidémies, telles que la maladie du sommeil ou la malaria. Aujourd’hui encore, au Congo, au Soudan ou ailleurs dans le monde, il est difficile d’estimer le nombre exact de victimes de récents conflits. Il est d’autant plus malaisé de mesurer l’ampleur des pertes humaines à une époque où n’existait pas la moindre statistique.

Guy Vanthemsche : L’Etat indépendant du Congo n’était pas contrôlé par un parlement, n’avait pas une structure étatique classique et avait pour seul maître un homme qui s’était présenté comme un philanthrope.

Dans quelles conditions la Belgique a-t-elle repris le Congo, en 1908 ?

Guy Vanthemsche : La question de la cession est dans l’air depuis 1895. Elle découle entre autres de la vigoureuse campagne contre les atrocités commises au Congo. La gestion léopoldienne est mise en cause. Mais le roi retarde longtemps l’échéance. La Grande-Bretagne menace de convoquer une nouvelle conférence internationale appelée à décider du sort de l’Etat indépendant. Entre-temps, les intérêts belges y ont gagné de l’importance. En Belgique, les socialistes et les libéraux progressistes sont opposés à la reprise du Congo, soit par anticolonialisme, soit pour des raisons financières : ils craignaient que le Congo ne constitue une lourde charge, alors qu’il restait tant de besoins sociaux à couvrir en Belgique. Quand, en 1908, peu avant la mort du roi, le Congo devient belge, on institue une complète séparation entre le patrimoine de la colonie et celui de la métropole. La Belgique ne va pratiquement plus secourir financièrement sa colonie, qui devra se suffire à elle-même.

Entretien : Olivier Rogeau

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