L’avenir du rock wallon

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

En dix ans, une nouvelle génération rock est née à Bruxelles et en Wallonie. Tout a commencé avec un petit label de disques indépendant de Namur qui produisit… les Flamands de dEUS

Pas de méprise, le  » rock wallon  » est celui de Bruxelles et de Wallonie, et non pas un genre chanté en wallon. Cela existe – on pense au blues carolo de l’excellent William Dunker -, mais c’est une denrée plutôt rare. Non : pour expliquer le rock wallon, il faut une histoire flamande. En 1994, paraît Worst Case Scenario, premier album d’un groupe anversois qui redéfinit la grammaire du rock national par une musique vicieusement pop et exploratrice. Le groupe en question, c’est dEUS bien sûr, que Bang ! (avec un point d’exclamation), un label indépendant de Jambes, signe sur un coup de c£ur. Les bonnes critiques flambent un peu partout en Europe et alimentent l’existence d’un renouveau du rock belge. On connaît la suite : après un autre disque inspiré, dEUS quitte le navire Bang ! pour les sirènes de la multinationale Island (U2, Bob Marley) et une carrière toujours stimulante aujourd’hui, comme en attestent les trois concerts complets de l’Ancienne Belgique ces temps-ci.

Une dizaine d’années plus tard, Bang ! a prospéré : les Jambois ont migré vers Bruxelles et aspirent aujourd’hui une grande partie de la scène rock de ce pays. Leur secret commercial : distribuer des  » coups  » étrangers comme Carla Bruni ou les innombrables compilations lounge, et réinvestir une partie de l’argent dans la musique locale. Bang ! est un aimant qui attire d’autres indépendants – Anorak Supersport, 62 TV – et dispatche leurs disques. Du coup, la plupart des noms qui flottent dans l’air tiède du rock francophone de 2005 tournent de près ou de loin dans leur sphère : Girls In Hawaii, Ghinzu, Venus, Flexa Lyndo, Soldout, Mud Flow, Sharko, Hollywood Porn Stars, Jeronimo, Zop Hop Hop. Dans des domaines voisins, comme la variété de qualité (Vincent Venet) et la world (Zap Mama), la Belgique francophone place également ses pions.

La renaissance commence il y a six ans avec Venus, un groupe bruxellois qui surgit alors que la scène semble en profonde anesthésie. De fait, sur le plan international, jusqu’à la fin des années 1990, c’est un peu la bérézina : à part le succès éphémère de Wallace Collection et de son tube Daydream en 1969 dans une vingtaine de pays, l’incursion miraculeuse de S£ur Sourire ou de Plastic Bertrand au hit-parade américain et l’électronique de Telex et de Front 242, la Belgique n’est pas vraiment reconnue pour ses exploits musicaux. Quant aux gloires locales, celles capables de remplir un Forest-National à domicile (Machiavel ou Pierre Rapsat), elles n’ont jamais réussi à l’exportation.

Venus bouscule tous ces préjugés, notamment en France où son rock mélodramatique fait mouche. Il faut dire que le chanteur et figure principale de Venus, Marc Huyghens, a déjà bourlingué derrière différents groupes, dont So : l’album de ces derniers, sorti en 1995 ( Miles and Miles, chez Bang !) s’est vendu à un millier d’exemplaires. Une misère, mais un chiffre assez commun pour les productions de l’époque qui peinent à trouver un circuit de vente compétitif…

Avec Venus, Huyghens comprend que la qualité musicale ne suffit pas : avec ses camarades, il conceptualise son rock, l’enrobe dans une mise en scène un peu grandiloquente et décroche des critiques dithyrambiques. Le public, bluffé par tant de mystère, accourt aux concerts et, poussé par une presse chaude, achète les disques. En trois albums, dont un live avec orchestre, Venus occupe la place d’un  » dEUS wallon  » et vend une cinquantaine de milliers d’exemplaires, tous territoires confondus.

Entre-temps ont paru des compilations du cru ( Sacrés Belges) et les structures indispensables à la diffusion du rock se sont fortifiées un peu partout en Wallonie. Désormais, la Soundstation liégeoise, gérant salle et label, le festival de Dour et les Nuits Botanique proposent volontiers du  » belge « . Une génération de festivals wallons naît et s’emballe pour les produits locaux alors que les médias adoptent un chauvinisme peu usuel. Une vague de  » décomplexion  » frappe le sud du pays : pourquoi les Flamands seraient-ils les seuls aptes à secouer le décibel ? Au fait, les  » stars belges  » de calibre mondial – Brel, Hergé, Adolphe Sax – ne sont-elles pas francophones ?

Un look varié

Curieusement, c’est un peu au moment où le cinéma belge frappe un grand coup avec les frères Dardenne que le rock wallon accouche de toute une série de groupes qui font écho. La France, principale caisse de résonance, constitue le premier marché naturel de Ghinzu, Girls, Hollywood Porn Stars et autres Venus, même si tous chantent en anglais. On serait bien en peine de trouver un style et un son communs à ces groupes au look varié. Fin 2003, Girls In Hawaii débarque de Braine-l’Alleud avec une sorte de non-look étudiant prononcé et des chansons mélancoliques qui racontent les relations humaines sur le ton d’entomologistes expérimentés. Le spleen des morceaux n’empêche pas les concerts de chauffer les convictions à blanc. Le (jeune) public adore : le premier disque a aujourd’hui dépassé les quatorze mille exemplaires à domicile, alors que la France s’engage sur la voie des trente mille copies. Aux dernières nouvelles, le groupe a mis le pied à New York, essuyant trois concerts – pas faciles – dans la jungle du festival CMJ. On parle d’un avocat local devenu bleu des Girls, on parle aussi de la distribution aux College Radios de leur premier album. Bref, on parle beaucoup, mais on sait que la conquête du marché américain ultra-protectionniste nécessite un considérable investissement, en temps et en argent.

Peut-être que ce sera à Ghinzu de décrocher la timbale : c’est en tout cas ces Bruxellois emmenés par un fils de pub (neveu d’Olivier Strelli) qui semblent aujourd’hui les mieux exposés aux promesses d’un large succès.  » Hype  » du moment en France, Ghinzu a rempli coup sur coup l’Elysée Montmartre et l’Olympia parisiens. Si le second album s’y est déjà vendu à cinquante mille exemplaires, ce n’est pas un hasard : Atmosphériques, le label français (fondé par le Liégeois Marc Thonon) qui les distribue dans l’Hexagone, a mis beaucoup de moyens dans l’entreprise. Vieille chimère : l’exportation est donc la seule façon de vivre de son rock en Wallonie. Bizarrement, la Flandre continue à ignorer largement ce qui se passe à quelques kilomètres de chez elle alors que Paris, Madrid ou New York découvrent l’existence d’une véritable scène rock francophone…

Philippe Cornet

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