L’ascension de Jérémie Kisling

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Ce jeune Suisse du canton de Vaud débarque avec un second disque malicieux, à mi-chemin entre Alain Souchon et le cosmos rock. Une révélation

De notre envoyé spécial à Paris

L e ours fait partie des disques que l’on aime dès la première écoute : on le remet en rafale pour en débusquer les coups de blues et les ressacs d’une langue française naïve mais touchante. Cette réaction de plaisir épidermique est d’autant plus rare qu’elle se cale sur des morceaux qui semblent, au premier abord, tout droit sortis d’un vieux disque abandonné par Alain Souchon sur une île déserte. Mais une île où la musique aurait subi quelques mutations rock, tendant la peau des harmonies jusqu’à les cousiner à celles de Radiohead, Jeff Buckley et autres angelots extasiés. Plusieurs moments de Le ours tutoient facilement les étoiles pop : la douceur amniotique de Teddy Bear, le cabaret rebondissant de T’es têtue, la boulimie sifflotante de J’suis plus jaloux, j’m’en fous ou encore Là où, ultime ballade rappelant les consignes en lévitation du meilleur de Radiohead :  » Là, où l’automne libère/L’empreinte de l’hiver/Qui nous guettait déjà/Là, où le vent accélère/Referme tes paupières/Voilà envole-toi.  »

L’auteur de cet album ovni s’appelle Jérémie Kisling, il a 30 ans et il ressemble à un adolescent poussé en asperge, avec un je-ne-sais-quoi de trafiquant slovène sur ses gardes. Peut-être l’improbable costume à motifs zazous ou la retenue qui caractérise d’abord la conversation, dans un snack kasher de Belleville. Les chansons de Kisling sont engrossées d’un humour et d’une dérision qui les empêchent de sombrer dans les chroniques planes du désespoir. Çà et là, un côté Pierrot lunaire surgit. Exemple dans Alice, où les cordes tragiques, plus tsiganes que Bach, nous préparent au portrait d’une jeune fille :  » Elle lit les poètes/Du Proust et du Platon/Un peu puis elle s’arrête/Oui, ça plisse le front.  » Il y a aussi le  » gimmick  » majeur du disque, un affront perpétuel qui jure volontairement sur la grammaire. En l’occurrence : le ours, la hirondelle, vous serez à ton aise, la allure, etc. Coquetterie ou reflux surréaliste ?  » Parlons plutôt d’accident linguistique, explique le chanteur (et auteur, compositeur, arrangeur). C’est à la fois une coquetterie, une envie de poésie et un brin de romantisme. Je ne m’intéresse pas aux textes réalistes, j’aime le langage comme celui de Renaud qui dégage un naturel poétique.  »

Tête de Vaud

Le ours est une production cosignée Ian Capple (Bashung, Tindersticks, Tricky), rigoureusement moderne, jouant d’une intrépide élégance. On y glisse sans effort de chanson en chanson, laissant la mélancolie nous faire dériver sur les eaux pas si claires de Jérémie. Dans le texte de J’suis plus jaloux, j’m’en fous ( » Et même si tu aimes/Mieux mieux mieux/Mieux les chansons/De l’indolent Delerm/Et du vieux vieux vieux/Vieux vieux Souchon « ), le Souchon tourne à la citation mais  » plutôt comme un hommage que comme autre chose. Il doit avoir assez d’humour pour le prendre comme tel « . Au final, peu importe le clin d’£il au  » vieil Alain « , Le ours est un album qui compte parce qu’il aligne des morceaux de qualité supérieure, au fort tempérament radiophonique. On peut y dénombrer sans effort une demi-douzaine de tubes potentiels. Ce qui n’est pas rien. Le reste – l’intérêt plus artistique de la démarche de Kisling – tient justement à ce zeste d’étrangeté, de zones parallèles, sous-jacentes, fissurées. On songe à la citation de Godard,  » La Suisse serait un grand pays si on repassait ses montagnes « , et c’est assez proche de ce que l’on ressent avec Kisling : ce type a accouché de ses montagnes d’enfance, de sa culture de région recluse.  » L’esprit de mon canton, celui de Vaud, c’est l’éternel pessimisme. Le beau temps amène une belle journée et, d’emblée, quelqu’un va dire que cela ne va pas durer ! ( rires). Le début de ma vie s’est un peu déroulé avec cette mentalité de prudence, très cadrée, bien dire bonjour et merci. On parle souvent d’esprit calviniste, mais j’ai plutôt vécu un no man’s land religieux chez un père architecte et une mère au foyer qui, par la suite, est devenue prof de yoga. J’ai longtemps été athée, mais je suis maintenant croyant parce qu’à des moments où j’en avais besoin j’ai trouvé une aide spirituelle, un sens de la méditation qui m’ont fait du bien. Aujourd’hui, je me sens dans un esprit de combat, de défi : j’ai envie de vivre des choses plus  » dures « .  » Jérémie fait peut-être allusion aux quelques récits d’amour perturbé qui jonchent le sol de ses chansons, à moins que ce ne soit à la  » dureté  » de son look, costume deux pièces de Martien des campagnes avec couvre-chef de ripailleur des tropiques. Dur, sans aucun doute : Jérémie avait déjà 25 ans lorsqu’il a annoncé à ses parents qu’il ne voulait plus être instituteur mais chanteur. Choc assuré dans le canton.

Pendant notre conversation au snack, un photographe nous tourne autour : c’est l’un des deux envoyés du quotidien romand, Le Matin, chargé de couvrir la série de concerts parisiens qui commence le soir même au Zèbre de Belleville. En Suisse, Jérémie Kisling a suscité un intérêt dès son premier album ( Monsieur Obsolète, paru en janvier 2004) et l’écho étranger qui accueille aujourd’hui Le ours constitue un autre motif de fierté. Quelques heures plus tard, la galerie des personnages d’un Jérémie électrique campe sur la scène du Zèbre, club de 300 places à l’allure de bonbonnière intimiste… On y croise quelques mammifères incongrus, y compris dans le classique groupe pop-rock accompagnateur de Jérémie : en particulier, le claviériste/choriste Raphaël Noir qui mène le show à coups d’interventions farfelues et bizarres, volontiers à contretemps du reste. Mais l’assurance et le charme des chansons à moitié tristes s’acoquinent parfaitement avec les réactions chaudes du public.  » Je joue beaucoup au macho qui ne s’assume pas ou à l’efféminé dragueur ( sic), je tente de pousser le second degré à l’extrême, comme si c’était la meilleure protection naturelle contre le succès, la pression, explique le chanteur. En concert, j’ai cette curieuse sensation de me sentir presque… volé. Mais le public te renvoie toujours à ce que tu lui donnes et il faut être conscient de ce cercle vicieux. Maintenant, il ne me reste plus qu’à apprendre à devenir un communicateur…  » Parole de ours bien léché.

CD Le ours chez Naïve/Pias. La première édition contient un second CD avec les versions acoustiques des chansons. En concert en Belgique dans les prochains mois.

Philippe Cornet

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