» L’art n’a plus de frontières « 

Lorsqu’elle a fondé la revue Art press, le Centre Pompidou, à Paris, n’était pas encore sorti de terre. Mais, déjà, Catherine Millet avait décidé de s’engager dans la défense de l’art contemporain. Au nom de la liberté. Même si elle a fait, depuis, quelques détours par les chemins de l’écriture, dont la sulfureuse Vie sexuelle de Catherine M., sa curiosité pour la création est demeurée intacte. Et la revue toujours exigeante, qui fêtait l’an passé ses 40 ans, est devenue une référence. Catherine Millet reçoit sans façons, dans son discret bureau parisien, encombré de livres. L’oeil volontiers rieur, elle parle de sa passion. L’art, dit-elle,  » nous aide à vivre et à mourir « . Mais, ces derniers temps, il a tout de même bien changé. Et ce n’en est que plus excitant.

Le Vif/L’Express : Les expositions d’art contemporain ressemblent souvent à de grands bazars. On pourrait trouver rassemblés en un même lieu un tableau de Damien Hirst constitué d’ailes de papillons, une installation de Christian Boltanski faite d’un assemblage de vieux vêtements et d’ampoules, une sculpture de Takashi Murakami inspirée des mangas, ainsi qu’une peinture abstraite de Gerhard Richter… On a vraiment l’impression que tout est art aujourd’hui. Est-ce votre opinion ?

Catherine Millet : Oui, on peut avoir ce sentiment et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les néophytes se sentent généralement perdus. La première fois qu’ils mettent les pieds à la Fiac (NDLR : Foire internationale d’art contemporain, à Paris), ils sont étonnés de la multiplicité des techniques et des supports, et cela d’autant plus que se mêlent parfois des créations qui ne semblent pas appartenir à la catégorie de l’art. Les foires s’ouvrent par exemple à l’art brut, celui des malades mentaux et des marginaux, qui est resté longtemps ignoré, méprisé. Ou encore au design, en montrant des objets au statut ambigu, comme des sièges dont on se demande si on a le droit de s’asseoir dessus ou s’il s’agit de sculptures. Mais on pourrait également parler d’oeuvres qui ont recours au numérique. Tel est bien le phénomène principal de ces dernières années : le champ artistique s’est étendu et s’est ouvert dans toutes sortes de directions. Les frontières de la création n’ont cessé d’être repoussées. Lorsque j’ai rédigé le premier éditorial d’Art press, il y a quarante ans, j’étais loin d’imaginer pareil phénomène.

Vous voulez dire que vous êtes vous-même surprise par cette évolution ?

aElle était impensable à l’époque ou, plus exactement, on ne se posait pas la question. Dans ces années 1970, on vivait encore avec l’idée que l’art ne se référait qu’à lui-même, que les avant-gardes se succédaient les unes aux autres. La vision moderniste en vigueur n’allait pas dans le sens de l’intégration mais, au contraire, dans celui du dépouillement, car on était à la recherche de l’art avec un grand A, toujours en quête de son essence. A l’abstraction des années 1950 avait ainsi succédé un courant plus radical, le minimalisme, puis, selon cette logique de la réduction des moyens, sont arrivés les conceptuels, qui, eux, pouvaient se contenter d’un télégramme. Rétrospectivement, on se dit qu’il fallait bien que quelque chose se produise. L’art se résumait à des propositions formelles tellement arides qu’on ne pouvait guère aller plus loin.

Il fallait donc, en quelque sorte, trouver un souffle. Et c’est ainsi que l’art s’est ouvert à de nouveaux horizons…

Exactement. Le mouvement s’était engagé au début du xxe siècle, mais c’est dans la seconde moitié des années 1970 que la situation s’est renversée et que le champ artistique s’est modifié. Auparavant, il y avait eu, bien sûr, Marcel Duchamp, qui, en érigeant son porte-bouteilles et son urinoir au rang d’oeuvres, avait bousculé la conception classique. Mais le plus important, à mes yeux, est le fait que les Occidentaux se sont intéressés à d’autres continents. On se souvient que Picasso aimait visiter le musée de l’Homme, qu’André Breton et ses amis surréalistes s’émerveillaient de ce qu’on appelait alors l' » art nègre « . La modernité occidentale s’est d’ailleurs construite en grande partie sur la découverte de ces civilisations, qui ont servi d’inspiration. Deux expositions ont enregistré l’aboutissement de cette tendance. L’une, en 1984, au MoMA (Museum of Modern Art) de New York, réalisée par William Rubin, examinait le primitivisme dans l’art du XXe siècle, intégrant des oeuvres contemporaines. L’autre, intitulée Magiciens de la Terre, a eu lieu au Centre Pompidou et à la Grande Halle de la Villette, à Paris, en 1989. Son commissaire, Jean-Hubert Martin, avait sillonné la planète à la rencontre de plasticiens des cinq continents. Ces deux expositions ont marqué les esprits et restent des références.

Plus concrètement, quels ont été les effets de ces mouvements d’ouverture ?

Les regards se sont décloisonnés, ce qui a entraîné l’ouverture des frontières de l’art. Ce n’est pas un hasard si on a commencé à regarder l’art brut, art non culturel par excellence. Mais on s’est également intéressé aux graffitis. Cette forme d’expression a d’abord trouvé un accueil favorable aux Etats-Unis. Jean-Michel Basquiat et Keith Haring ont été repérés dans la rue, avant d’être récupérés par le marché et de voir leurs oeuvres atteindre des niveaux de prix incroyables. Le street art est maintenant une catégorie admise, et je trouve amusant qu’un artiste reconnu de l’art contemporain, Ernest Pignon-Ernest, qui maîtrise très bien la technique académique du dessin, en soit considéré comme un précurseur.

L’art s’est donc approprié des domaines relevant de la culture populaire, mais comment expliquer l’intérêt pour les technologies ?

Les artistes s’emparent des moyens de leur temps, tout simplement. Les premiers à avoir utilisé la vidéo ont été les conceptuels ou les artistes du body art : ils l’utilisaient pour garder trace de leurs actions et de leurs performances. Je me souviens qu’on visionnait des heures de vidéos très ennuyeuses, et mal fichues, en espérant qu’un jour la technique serait maîtrisée, ce qui est le cas aujourd’hui, comme le montrent les magnifiques installations de l’Américain Bill Viola, auquel le Grand Palais a consacré une rétrospective. Puis le numérique a pris le relais. Mais ce qui me paraît le plus significatif est le fait que beaucoup de plasticiens développent aujourd’hui des pratiques multiples. Ils peuvent se servir des nouvelles technologies tout en continuant à faire de la peinture, passer de l’un à l’autre, sans que cela pose le moindre problème. Encore une preuve de cette ouverture.

Du coup, on a du mal à définir ce qu’est devenu l’art aujourd’hui.

Les catégories n’ont pas disparu, mais leurs frontières, de plus en plus poreuses, se laissent pénétrer par d’autres formes d’expression. Car cette extension a entraîné la remise en question d’un art pur de toute autre application. Au moment de l’exposition Magiciens de la Terre, on a ainsi discuté de la pertinence d’intégrer des objets rituels dans une exposition d’art. A bien y réfléchir, cette interrogation n’avait pas grand sens, puisqu’on avait déjà admis le principe concernant nos retables et nos Christ en croix, qui, eux, avaient depuis longtemps quitté les autels des églises pour les vitrines des musées. Mais la question avait alors créé une polémique. De la même façon se pose en ce moment la question de la frontière avec les arts décoratifs. Alors que les artistes s’étaient détournés d’un médium comme la céramique, ils sont maintenant nombreux à le travailler, le replaçant, de ce fait, dans l’histoire de la sculpture.

Existe-t-il d’autres exemples de tels  » parasitages  » ?

Oui. On remarque depuis quelque temps une forte interpénétration entre les arts plastiques et le cinéma. Le phénomène a débuté dans les années 1990, lorsque des cinéastes comme Peter Greenaway, Agnès Varda ou Chantal Ackerman ont imaginé des expositions dans des galeries ou des musées. Dans le monde de l’art, ça nous amusait de le constater. On pensait que ces réalisateurs trouvaient là sans doute un plus grand espace de liberté. Et le phénomène a perduré. Avec un plasticien comme Steve McQueen (réalisateur de Hunger, Shame et 12 Years a Slave), on constate le cheminement inverse. Ses installations vidéo ont d’abord été présentées dans les musées, et maintenant ses films sont produits par Hollywood. Cette relation permet, selon moi, d’introduire des effets formels particuliers, de sortir des codes narratifs et esthétiques cinématographiques habituels.

Les plasticiens peuvent-ils encore continuer à s’emparer des formes d’expression les plus hétérogènes, à repousser sans cesse les limites ? Comment envisagez-vous l’avenir ? On peut se demander si le domaine de l’art est extensible à l’infini…

Jusqu’où l’art peut-il s’étendre ? Je n’ai pas de réponse. Jusqu’à la dématérialisation, sans aucun doute, car certains plasticiens ne diffusent déjà plus leurs oeuvres que par le biais d’Internet. De toute manière, puisque l’art, aujourd’hui, ne se nourrit plus de lui-même, il s’empare de son époque, du cinéma, comme on vient de le voir, mais aussi de la bande dessinée, de la télévision, et il peut aussi puiser son inspiration dans les jeux vidéo ou dans Google Earth. Dans ce cas, il s’agit non seulement de récupérer des techniques, mais surtout de comprendre les enjeux : comment se modifie en profondeur le rapport de l’individu avec le monde. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’on traverse une période d’ouverture tous azimuts. Les créateurs ressemblent à de jeunes chiens qui courent dans tous les sens pour rattraper les balles que le monde global et les nouvelles technologies leur envoient. Mais je ne pense pas pour autant que le domaine de l’art soit extensible à l’infini. Il arrivera un moment où, passé l’excitation de la découverte, il faudra être plus sélectif.

Mais que doit faire l’amateur d’art ? Comment peut-il s’y retrouver ? En d’autres termes : comment juger ?

Les critères du goût classique ne fonctionnent pas. Et personne n’a encore écrit cette histoire élargie de l’art qui pourrait aider à se forger des outils d’appréciation. En ce qui me concerne, lorsque je suis pour la première fois confrontée à une pièce, je me demande d’abord si j’ai déjà vu quelque chose de similaire et, si la réponse est non, alors je me dis que je dois m’y intéresser. C’est en cela que je suis restée avant-gardiste. Je crois qu’une pensée nouvelle engendre des formes nouvelles. Selon moi, les oeuvres ne sont pas seulement faites pour ravir les yeux, même s’il ne faut pas négliger cet aspect. Elles servent à nous bousculer, à nous amener à réfléchir, à interroger nos certitudes.

Propos recueillis par Annick Colonna-Césari Photo : Robert Lakow pour Le Vif/L’Express

 » Aujourd’hui, des plasticiens peuvent se servir des nouvelles technologies tout en continuant à faire de la peinture  »

 » Jusqu’où l’art peut-il s’étendre ? Jusqu’à la dématérialisation, sans aucun doute, par le biais d’Internet  »

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