L’art face aux tremblements du monde

De la fascination des hommes face aux colères de la nature est née une esthétique : le sublime. Du XVIIIe siècle à nos jours, une centaine d’artistes, d’architectes et de cinéastes – réunis à Metz – ont exprimé cette étrange émotion, aujourd’hui, plus que jamais d’actualité.

L’annonce d’une marée charriant des vagues de vingt mètres de hauteur, celles d’une éruption volcanique imminente, d’un effondre- ment de falaise ou d’une avalanche attisent la curiosité et attirent les foules. Il faut y être. Il faut le voir même si les colères extrêmes de la nature, en nous menaçant, réveillent le mythe du déluge et alimentent la peur. Si cette fascination, mêlant jouissance et effroi, nourrit l’histoire des arts, elle s’inscrit aussi dans l’art contemporain. Elle donne lieu, depuis le XVIIIe siècle, à des représentations romantiques et souvent excessives pour lesquelles le mot beauté s’avéra très vite insatisfaisant. D’où son remplacement par le terme  » sublime « , apparu pour la première fois sous la plume du philosophe irlandais Edmund Burke (1729-1797). Les cinq sections du parcours confrontent les oeuvres, les documents et les savoirs scientifiques du passé préindustriel et ceux de notre temps. Le sublime est partout. Parfois pour le pire.

Au temps du tourisme des cimes

Tout commence donc au siècle des Lumières. Si l’Italie des monuments et des collections d’art fait toujours partie du  » grand tour  » obligé des humanistes, d’autres haltes sont désormais au programme. Ce sont des lieux d’immensités mystérieuses, menaçantes et lointaines qui ont le pouvoir de provoquer le vertige. Il s’agit alors de rejoindre la grotte de Fingal en Ecosse, les Alpes et ses mers de glace ou encore l’océan en furie, alors qu’au même moment, la littérature et la peinture explorent aussi les profondeurs abyssales de l’âme. Au XIXesiècle, Caspar David Friedrich, le génie pictural du romantisme allemand, ancre sa solitude sur les falaises crayeuses de Rütgen, face à la mer, noire autant que le ciel. L’Anglais William Turner s’embarque sur un navire afin de faire l’expérience d’une tempête avant de la peindre.

Le choc recherché, voire le vertige, vient à la fois de la rupture d’échelle entre le spectateur et l’objet de son regard, de l’effet de surprise (l’orage, l’éboulement…) qui en intensifie le caractère exceptionnel, et du caractère incontrôlable de la nature. Et comme, à la même époque, les savants tentent, par l’observation et la raison, de comprendre le monde en le réduisant à des lois de physique, nos voyageurs de l’extrême vont, à leur tour, chercher à en étudier l’origine et le fonctionnement.

Au XIXe siècle, ces spectacles naturels de l’excès vont, comme par le passé, alimenter les arts même si leurs localisations gagnent le large et les colonies. Certains peintres découvrent d’autres lieux qui ont l’art de leur provoquer cette émotion ambiguë de peur et d’extase qualifiée par certains de  » délicieuse horreur « . Ils sont aux portes des villes, nés de l’acharnement et de l’ingéniosité des hommes à conquérir… le progrès. Le sublime se déplace. Vers le spectacle nocturne des cités industrielles crachant des gerbes de feu et d’étincelles. Vers les mines et les carrières d’où l’on arrache le charbon, le sel, le cuivre, l’or ou les diamants. Vers les puits profonds d’où jaillit un liquide vieux de 500 millions d’années, le pétrole.

Le XXe siècle aveuglé poursuivra sa conquête de la terre. Il inventera la bombe. Il y aura Hiroshima et Nagasaki. Il inventera les centrales nucléaires. Puis il y aura Tchernobyl et Fukushima. En 1962,  » Le printemps silencieux « , l’enquête de la scientifique Rachel Carson pointe le caractère biocide de l’agriculture intensive. L’homme ne se contente plus d’épuiser les ressources de la terre, il tue le vivant à grands coups de pesticides et autres engrais miracles. En 1956 déjà, le philosophe Günther Anders avertit :  » Etant les premiers titans, nous sommes aussi les premiers nains.  » Ainsi conclut l’historien Jean-Baptiste Fressoz :  » Il aura suffi d’une durée infime quasi nulle au regard de l’histoire de la terre pour provoquer une altération comparable au grand bouleversement qui nous sépare du mesozoïque, le temps des dinosaures et de la dislocation de l’unique masse continentale que connaissait la planète, la pangée. Vertigineux. Sublime et effrayant. Nous étions entrés dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, où pour la première fois, l’homme était seul responsable du destin de la planète.  »

Réenchanter le monde

Et les artistes dans tout cela ? Leur attitude demeure la même. Ils sont fascinés. Leurs réactions divergent et avec elles, l’esthétique du sublime. La première partie de l’exposition réunit divers créateurs pour qui la recherche du vertige, des sommets aux abysses en passant par d’autres lieux, meurtris, voire pollués, constituent le sujet de leur travail. On passe ainsi de l’éruption volcanique du Vésuve, peinte en 1767 par Pierre-Jacques Volaire, aux documents récents pris sur place par les aventuriers vulcanologues français Katia et Maurice Krafft dont le Musée des sciences naturelles de Paris possède 300 films, 300 000 diapos et 3 000 ouvrages anciens remontant jusqu’au XVIIe siècle. On croise l’un ou l’autre déluge et scène de tempête (des toiles de Turner au film Noé de Darren Aronofsky). Depuis l’île de Guernesey, Victor Hugo contemple l’océan dont il fait  » le penseur dilaté, agrandi mais flottant « . Ces expériences limites poussent aussi l’artiste actuel Francis Alÿs à rejoindre une région du Mexique afin de documenter, à la manière d’un promeneur solitaire, les tornades et encouragent Susan Hiller à photographier tout autour du globe et de manière méthodique la violence des déferlantes.

La deuxième section voyage au coeur de l’imaginaire de la catastrophe, dépasse le descriptif pour envisager le commentaire, ici halluciné, là résigné mais toujours impressionnant comme peut l’être toute oeuvre sublime. Le film Melancholia (2011) de Lars von Trier côtoie les nuages pesants de Geert Goiris mais aussi les dessins de déluges de Léonard de Vinci. Aux vues apocalyptiques de l’anglais John Martin (1789-1854) répond une installation de Cornelia Parker réalisée à partir des briques érodées d’une maison détruite par la force des vagues ou encore d’autres opus actuels, plus sombres, signés Peter Hutchinson, Chen Zhen ou encore Robert Smithson.

La réalité de l’anthropocène constitue la troisième partie de l’exposition. C’est que ses ravages atteignent non seulement les qualités de l’atmosphère mais aussi de la biosphère, de l’hydrosphère, de la lithosphère. En un mot, de la planète dans tous ses constituants, y compris la famille des hommes qui devient elle-même menacée d’extinction. Les images sont effrayantes, donc aussi, sublimes. On songe aux déserts en feu de Richard Misrach ou aux forêts brûlées et aux sites industriels gangrénés photographiés par Robert Adams. Au coeur de ces apocalypses annoncées, d’autres vont choisir la voie de l’activisme comme Joseph Beuys ou encore Uriburu et ses rivières teintées de vert artificiel.

Viennent alors les alternatives qui nourrissent la section suivante. Certains choisissent de vivre à l’écart. D’autres envisagent des actions citoyennes. Ainsi Agnes Denes qui, sur une terre de décharge de 8 000 mètres carrés, sème du blé dont la récolte fournira des faines à leur tour distribuées dans 28 villes autour du globe. Elle encore qui, en 1996, plante 11 000 sapins selon un tracé spiralé et sur une colline artificielle en délivrant à autant de personnes un certificat de propriété qui assure, durant quatre siècles, l’inaliénabilité du site qui, à ce terme, aura rendu à la terre une forêt primaire.

De là à réenchanter le monde, il n’y a qu’un pas qui servira de conclusion à l’exposition. A la différence d’un Friedrich qui, à l’heure du romantisme allemand, visait le sentiment sublime à travers la contemplation, les artistes contemporains choisissent souvent de travailler directement sur les sites eux-mêmes, immensités désertiques ou anciens sites industriels. D’autres prônent un réenchantement de nos liens avec la nature via diverses formes de rituels. Ainsi lorsque Ana Mendieta use de la terre, du feu, voire d’herbes, de fleurs et de pierres trouvées sur place pour creuser, dans le sol naturel, le contour de son propre corps. Ou, lorsque, dans le film de Charles Simonds, un corps, avec lenteur, émerge de la terre. D’où cette ultime question : serait-ce dans l’esthétique du sublime née au XVIIIe siècle et avec elle, dans l’attitude du romantique, que nous trouverions aujourd’hui les meilleures expressions visuelles face aux tremblements du monde ?

Sublime. Les tremblements du monde, au Centre Pompidou-Metz. Jusqu’au 5 septembre. www.centrepompidou-metz

Par Guy Gilsoul

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