L’art bankable

Peter Kogler qui s’expose à l’ING Art Center, Anne Teresa De Keersmaeker investissant il y a peu le Wiels entre autres grâce à BNP Paribas Fortis… Finie l’époque où les toiles faisaient tapisserie aux murs des grandes banques : l’art y est désormais un outil de communication à part entière, censé véhiculer les valeurs des institutions financières.

Inaugurée le 26 mars dernier, l’exposition Next de l’artiste autrichien Peter Kogler a fait forte impression sur les visiteurs qui ont déjà pu la voir. Pour cause : le propos de cet événement mis sur pied par l’ING Art Center tranche radicalement avec les programmations antérieures davantage axées grand public. Exit le pop art belge ou le portrait néo-impressionniste, c’est cette fois un  » artiste d’ordinateur « , comme maladroitement formulé lors du vernissage, qui investit le lieu de culture situé au sommet du Mont des Arts, place Royale, à Bruxelles. Un registre carrément  » immersif  » : Kogler a envahi l’espace du sol au plafond par le biais d’installations à 360° composées de lignes générées informatiquement et imprimées sur vinyles. Ce choc visuel ponctué par une série de motifs (les fourmis, le cerveau, le globe terrestre, l’ampoule, l’entrelacs) est le signe évident que quelque chose a changé dans les relations entre le monde bancaire et l’art. L’heure n’est plus au repli sur le passé mais à la prise de risque dans  » un monde qui change « .

Dirk Snauwaert, le directeur du Wiels, à Bruxelles, confirme :  » Depuis une quinzaine d’années, l’art contemporain est partout, il est devenu un lifestyle. Il suffit de regarder la Brafa, censément l’une des plus prestigieuses foires d’art et d’antiquités d’Europe : dans sa dernière édition, elle affichait 40 % de pièces d’art moderne et contemporain. Les banques observent ce phénomène et accompagnent leurs clients dans une direction qui est prise par la société tout entière. Il n’est plus question de mettre la tradition et le savoir-faire en avant, comme c’était le cas auparavant quand les banquiers soutenaient l’art ancien et les trésors nationaux. Je pense par exemple à cette époque, entre 1965 et 1990, où Paribas Belgique faisait les beaux jours du Fonds Mercator : ce fleuron de la culture belge, spécialisé dans l’édition d’ouvrages d’art façon monographies de Memling ou Rembrandt, était une carte de visite en or pour une institution financière.  »

Accumuler, disent-ils

La place de l’art au sein des banques n’a cessé d’évoluer au fil du temps. Historiquement, au XVe siècle, l’activité bancaire se déployait sur la voie publique, avant de s’installer progressivement dans des bâtiments prestigieux à la hauteur de son influence croissante. Pour décorer ceux-ci, les institutions bancaires ont acheté des oeuvres d’art, elles aussi perçues comme autant de signes extérieurs de distinction et de rareté. Acquisition après acquisition, les collections se sont constituées. Le summum en la matière ? La Deutsche Bank et ses 50 000 tableaux – une référence absolue dans le monde de l’entreprise.

La Belgique n’échappe pas à ce phénomène. La figure de proue en matière de  » collectionnite aiguë  » étant incontestablement celle du banquier et baron Léon Lambert (1851-1919). L’homme a été l’une des personnalités les plus éclairées de son temps en matière d’art et, plus spécifiquement, d’art contemporain. La preuve évidente de la qualité de son regard sera d’ailleurs fournie par la vente d’une partie de sa collection privée, celle qu’il n’a pas léguée à ING. Soit quelque 1 200 pièces, vendues en 1987 chez Christie’s, et estimées à 20 millions d’euros. Cet impressionnant patrimoine était alors considéré comme l’un des plus beaux ensembles d’art moderne au monde, avec des oeuvres d’Alberto Giacometti, Jean Dubuffet ou Joan Miró.

Pas de doutes : l’art est gravé dans l’ADN d’ING. Et les 2 500 oeuvres du groupe, réparties sur quatorze sites, en témoignent au quotidien. Mais ING n’est pas la seule banque à disposer de telles richesses. Héritée de Paribas Belgique, Bacob et du Crédit communal, la collection Belfius comprend quelque 4 500 oeuvres estimées à plus de 200 millions d’euros. Idem pour la collection de la Banque nationale de Belgique débutée en 1972 – 1 850 pièces acquises dans le but de soutenir la création nationale – et pour celle de BNP Paribas Fortis – 1 300 oeuvres, elles aussi belges à 95 %.

Prise de conscience

Si, au départ, les oeuvres accumulées sont considérées comme un décorum, certes prestigieux, mais un décorum tout de même, elles vont progressivement changer de statut.  » Dans les années 1980, les banques vont faire le choix de ne pas s’immiscer dans le brouillard des institutions belges, mais d’inaugurer des lieux où exposer leurs oeuvres en toute indépendance. C’était un acte courageux après la mise à mal du système muséal à la suite de Mai 68. Il ne faut pas oublier la réaction d’un Jef Geys par exemple qui, convié à une exposition au Musée royal des beaux-arts d’Anvers en 1970, proposait de le dynamiter parce qu’il le considérait comme une prison pour l’artiste « , explique Dirk Snauwaert. Le modèle en la matière ? L’ING Art Center, installé dès 1986 à l’emplacement d’une agence bruxelloise. Du Crédit communal à la CGER, les autres acteurs du secteur lui emboîteront le pas. Une attitude qui témoigne d’une prise de conscience pour un patrimoine apte à susciter la sympathie des publics.

Trente ans plus tard, l’ING Art Center est le seul lieu d’exposition lié au monde bancaire qui continue à rayonner à la faveur d’une programmation digne de ce nom. Ce, même si la Belfius Art Gallery, nouvel espace aménagé au 32e étage du siège central, accueille le public à la faveur d’ouvertures sporadiques. Plusieurs crises financières et recentrages sur le core business sont passés par là. Du coup, c’est une autre approche qui est favorisée. L’art est désormais compris comme un précieux outil de communication, à la fois interne et externe. En tant que telles, les collections sont valorisées à la manière d’un  » bénéfice d’image interne « , tandis qu’en guise d’accroissement de la réputation de l’institution, c’est le mécénat artistique qui est préféré à l’acquisition d’oeuvres d’art, jugée  » socialement déplacée  » en période de crise.

C’est une fois encore au sein d’ING que l’on trouve le plus bel exemple de ce changement de paradigme. Patricia De Peuter, senior art advisor, head of art management, détaille :  » Notre politique artistique comprend trois pôles. Le premier, qui concerne la collection, s’adresse au personnel et aux invités. Le second, ce sont les expositions de la place Royale : elles visent le grand public. Le troisième, c’est le sponsoring, soit le soutien au Young Belgian Art Prize, un prix récompensant de jeunes artistes belges de toutes les disciplines de l’art contemporain, ou encore un événement comme Art Brussels. Il y a des entrelacs entre ces trois sections, mais cette organisation tripartite reflète une politique et des valeurs intégrées qui nous positionnent à la fois comme proches et innovants.  »

 » Nous voulons que nos oeuvres aient une utilité, tant pour le personnel que pour le reste du monde. Elles doivent être montrées au plus grand nombre pour restituer dans toute sa force le questionnement dont elles procèdent et qu’elles engendrent. Il s’agit d’un engagement sociétal « , reprend Patricia De Peuter. Ainsi de  » Coll/nnection « , initiative imaginée par Pierre Bismuth, un artiste français installé à Bruxelles, d’ores et déjà passé à la postérité pour avoir reçu un Oscar du meilleur scénario original pour le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004). Sollicité par ING, Bismuth, a ainsi imaginé un programme aussi simple qu’efficace instaurant un système d’interaction entre les oeuvres de la collection et les collaborateurs d’ING Belgique. Le pitch ? 400 employés de la société sont devenus  » parrains  » d’une oeuvre attribuée de manière aléatoire, sans distinction de type d’employé ou de service. Cette  » connexion  » opère à plusieurs niveaux. D’abord, le  » parrain  » reçoit une foule d’informations sur l’oeuvre en question, histoire d’en connaître les tenants et aboutissants. Ensuite, la pièce exposée l’est avec un court commentaire qui, en plus de la description de l’oeuvre et de l’artiste, reprend la fonction de l’employé qui lui est désormais lié.  » Cette initiative a permis d’abolir la barrière, voire la méfiance, entre les oeuvres et les employés. Dans la mesure où certaines pièces font parfois valoir un vocabulaire formel hermétique, les malentendus peuvent rapidement surgir. C’était le cas auparavant. Face à une oeuvre un peu difficile, les gens se demandaient : « Quel est ce délire ? » Ils se disaient : « Ce n’est pas pour moi » « , commente Anne Petre, art advisor chez ING.

Tout rose ?

Faut-il aussi facilement souscrire à la légende dorée de la responsabilité sociétale et civique quand elle est revendiquée comme culture d’entreprise ? Conscient de tenir un discours un peu à contre-courant en la matière, Laurent Courtens, critique d’art et curateur à L’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique (Iselp, Bruxelles), nuance :  » Si la banque s’intéresse à l’art moderne et contemporain, c’est par stratégie. Attention, je ne fais pas allusion à un grand complot, mais bien plutôt à un désir d’identification à des valeurs plus sauvages de rupture et d’innovation permanente. Le capitalisme financiarisé a sans cesse besoin de se renouveler pour avancer, de tirer un trait sur le passé. Il y a aussi le goût pour un certain élitisme, une dimension de distinction sociale, que l’on va chercher dans l’art… Tout le contraire d’une démarche qui crée du lien entre les hommes.  »

Et quid des artistes qui profitent du mécénat des institutions financières ?  » Je ne veux pas juger les artistes qui participent de ce système car le contexte actuel est ultraconcurrentiel, ce n’est plus comme dans les années 1970 où l’on pouvait s’extraire de ces logiques pour oser l’autoproduction. Ce qui me gêne davantage, c’est lorsqu’un plasticien comme Alfredo Jaar, dont l’oeuvre se penche sur les exclusions sociales et les inégalités économiques, se trouve exposé à l’ING Art Center sous le commissariat de Katerina Gregos. Cela relève de la faute de goût : le propos est anesthésié, il entre dans une zone neutralisée qui lui ôte son sens. Il me semble qu’il serait plus intéressant de frotter cette pratique à d’autres mondes, comme celui du syndicalisme par exemple.  »

Autre son de cloche pour Dirk Snauwaert, dont le Wiels bénéficie du soutien de BNP Paribas Fortis, et qui précise la relation avec cet acteur bancaire :  » Il s’agit d’une aide adressée à l’art contemporain émergent dont nous bénéficions pour la troisième fois, à l’instar du MAC’s en Wallonie ou du Museum Dhondt-Dhaenens en Flandre. C’est un soutien bien réel, même s’il n’est pas énorme, et qui débouche sur une augmentation des visiteurs à travers une amplification médiatique ciblée. Comme dans le cas de l’exposition Work/Travail/Arbeid d’Anne Teresa De Keersmaeker, cela nous permet d’atteindre un niveau d’innovation et d’expérimentation qui nous serait à jamais interdit si nous devions nous contenter des subsides alloués par le bras public. Celui-ci nous accorde la base nécessaire, ce qui n’est pas assez pour se distinguer au sein des différents acteurs culturels.  »

Merci la banque, donc ?  » C’est puritain de croire qu’art et argent sont deux sphères distinctes. Il n’y a jamais eu séparation entre les deux, une oeuvre a toujours un prix. Si ING n’avait pas mis sur pied l’exposition sur le pop art en Belgique, qui nous a ouvert les yeux sur ce pan de l’histoire de l’art, il faut savoir qu’elle n’aurait jamais eu lieu : elle avait été proposée au directeur des Musées royaux des beaux-arts de Belgique, qui l’avait refusée au profit de 2050. Une brève histoire de l’avenir. Personnellement, je ne veux pas trancher, je n’aime pas me comporter en homme de principes, je préfère laisser à chacun le soin de juger en son âme et conscience…  »

Par Michel Verlinden

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