L’arbre et la forêt

Le  » nouveau Rwanda  » jouit d’une sécurité retrouvée et fait preuve d’un dynamisme certain. Mais il reste des ombres au tableau, à commencer par la pauvreté endémique et l’emprise idéologique du parti au pouvoir

A lire : Demain est un autre jour. Paroles de Rwandais dix ans après le génocide , édité par Entraide et Fraternité (www.entraide.be) et la Commission Justice et Paix Belgique francophone (www.justicepaix.be), qui reprend les propos des personnes interviewées dans l’article, ainsi que d’autres membres de la société civile rwandaise. Rens. : rm@entraide.be ou info@justicepaix.be

Correspondant particulier

La capitale du Rwanda, Kigali, est en constante métamorphose. Avant, c’était une ville assoupie sur ses collines. Aujourd’hui, le business prospère, les boutiques Internet ne désemplissent pas et l’immobilier est en pleine expansion. Dernier à sortir de terre : un gigantesque ministère de la Défense, preuve que dix ans après le génocide, et alors que la guerre au Congo laisse encore des cendres brûlantes, le pouvoir rwandais continue de considérer les affaires militaires comme hautement prioritaires. Un autre chantier d’envergure vient de se terminer : la transformation du miteux hôtel des Diplomates en un luxueux Intercontinental, dont le financement a d’ailleurs fait froncer les sourcils du Fonds monétaire international (FMI). La vue donne directement sur la caserne où les dix paracommandos belges ont été massacrés le 7 avril 1994 par des soldats rwandais en furie. Ils accusaient les Belges d’avoir participé, la veille, à l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, l’épisode qui donna le coup d’envoi du génocide des Tutsi et des massacres d’opposants hutu.

La  » vitrine  » de Kigali ne doit toutefois pas faire illusion. Son essor, qui profite d’abord à une élite politico-militaire, ne fait que creuser davantage le fossé entre riches et pauvres, entre la capitale et la campagne. Or la base économique du pays est essentiellement rurale, centrée d’abord sur une agriculture de subsistance. La densité de population a provoqué de fortes tensions autour des terres cultivables, dont la convoitise fut d’ailleurs une des causes du génocide. Le pouvoir tente aujourd’hui d’apporter des solutions au problème : réduction du nombre de paysans de moitié d’ici à 2020, diversification de la capacité productive du pays, lancement d’un plan de réduction de la pauvreté… Mais ces mesures sont davantage ressenties comme idéologiques qu’inspirées par les besoins des paysans.

Quant aux habitats regroupés ( » imidugudu « ), ils ont échoué par manque d’adhésion.  » C’était une bonne idée au départ , explique James Nsengyumva, un agronome qui organise des formations au syndicalisme agricole, mais les paysans ont vite compris que cela leur prendrait du temps d’atteindre leurs champs. Et en outre aucune structure n’était prévue dans ces nouveaux villages.  » De plus, les veuves des victimes du génocide y vivent dans un complet dénuement et craignent en outre de subir des attaques par suite de leur regroupement. L’Etat a revu sa copie et propose aujourd’hui de fractionner ces villages en entités plus petites et de les rapprocher des champs. Certains paysans pourraient devenir propriétaires de leur terre, qui appartient aujourd’hui à l’Etat, à condition que la parcelle dépasse un hectare et ne soit pas subdivisée.

 » De 1994 à 1996, poursuit James, la cohabitation entre Hutu et Tutsi fut très difficile. Mais, avec le retour des réfugiés et le fait que les Tutsi ont réalisé que les Hutu les ont parfois protégés, les relations se sont grandement améliorées.  » Réconciliation en vue ? Le mot est longtemps resté tabou au Rwanda, car les survivants craignaient qu’il serve à contourner l’indispensable justice. Aujourd’hui, c’est un but politique déclaré, mais la distinction entre Hutu et Tutsi est bannie. Quiconque se hasarde à la mettre en évidence est vite taxé de  » divisionnisme « , une accusation aux contours plutôt flous mais passible de lourdes peines. Pour le gouvernement, il s’agit d’effacer ce clivage qui a conduit au génocide. Pour ses détracteurs, ce n’est qu’une manière habile d’occulter les discriminations et d’assurer le maintien du pouvoir en place.

Toutefois, les divisions qui fracturent la société rwandaise ne peuvent être réduites à la simple question ethnique. Nombreux sont les survivants qui souffrent de voir le génocide instrumentalisé pour attirer la sympathie envers le groupe au pouvoir û les Tutsi. Mais alors, quelle réconciliation ? Entre qui et qui ?  » La réconciliation aujourd’hui, c’est pas entre Hutu et Tutsi, mais entre génocidaires et survivants. Des Tutsi également ont tué par peur et par lâcheté. Il reste que le problème d’ethnie, même si on n’en parle pas, reste dans le fond de chacun « , assène Jacqueline Uwimana, qui coordonne Umuseke, une petite organisation ciblée sur l’éducation à la paix. Le théologien Laurien Ntezimana, de Butare, est encore plus direct :  » La réconciliation ? Une question bidon. Il faut d’abord se réconcilier avec soi, laisser tomber toutes les étiquettes Hutu, Tutsi, Twa, génocidaire, victime… Ce n’est pas en punissant tel ou tel qu’on va corriger les failles de l’institution. C’est pour cela que je demandais au Front patriotique rwandais (FPR) [le parti au pouvoir], déjà en septembre 1994, pourquoi il se servait des mêmes procédés : peur, délation, pression psychologique… Le système poursuit ses méfaits lorsque les gens ne se renouvellent pas. «  En prenant à revers les discours convenus, Laurien s’attire régulièrement les foudres du régime, qui l’a jeté en prison pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Libéré, il attend son procès depuis deux ans.

Au moins, tout le monde s’accorde pour dire qu’il n’y aura pas de réconciliation sans justice. En 1997, les prisons rwandaises regorgeaient de 130 000 détenus pour participation au génocide. Après les vagues de libérations, il en reste encore plus de 80 000 : impossible de les juger tous dans un délai raisonnable. Raison pour laquelle le régime a remis en vigueur les juridictions traditionnelles gacaca (prononcez : gatchatcha ). Les peines seront moindres que dans la justice classique, ce qui fait dire aux rescapés :  » On nous a tués en 1959, 1963, 1973, 1990 ; on nous a exterminés en 1994 et personne n’a été puni. Et maintenant qu’on a l’occasion de les punir, on veut donner des peines allégées !  » Plus grave, les survivants dénoncent les meurtres et les intimidations dont sont victimes les témoins à charge, avec pour conséquence que les gacaca risquent d’attiser l’esprit de revanche plutôt que de contribuer à la réconciliation. Depuis leur instauration en juin 2002, les gacaca n’ont pas encore été étendues à tout le pays. Aussi, parmi les 250 000 juges formés à la va-vite, beaucoup sont restés les bras croisés depuis lors.

Retour du Congo

Quant aux planificateurs du génocide, ils seront jugés par les tribunaux classiques et par le Tribunal international d’Arusha. Celui-ci n’a encore prononcé que 18 jugements, et cette lenteur explique, en par- tie, le remplacement de la procureure Carla del Ponte, en 2003. Le Rwanda lui reproche surtout d’avoir voulu mener des enquêtes, comme son mandat l’y autorisait, sur les crimes imputés à l’actuelle armée rwandaise lors de la guerre de 1994. Son successeur aura toutefois un mandat spécifique pour les mener à bien, si du moins Kigali l’autorise à enquêter en territoire rwandais. En attendant, le sujet est tabou, tout comme celui de la guerre que le Rwanda a menée au Congo. Officiellement, l’objectif de cette intervention était de mettre hors d’état de nuire les responsables du génocide qui s’étaient réfugiés au Kivu. Des enquêtes de l’ONU ont toutefois révélé que le véritable enjeu fut la mainmise sur les ressources naturelles du Congo. Culpabilisés par leur inaction durant le génocide, les bailleurs de fonds ont laissé faire. Près de 3,5 millions de Congolais auraient péri en quatre ans, victimes directes ou indirectes de la guerre. C’est finalement sous la pression des institutions financières internationales que le Rwanda a retiré ses troupes du Congo en 2002, tout en y maintenant des réseaux d’influence.

Comment inciter les soldats et miliciens de l’ancien régime rwandais, encore réfugiés au Congo, à retourner dans leur pays ? C’est tout l’enjeu d’un vaste plan de démobilisation.  » Nous avons établi un programme attractif pour les faire sortir des forêts, explique Jean Sayinzoga, président de la Commission de démobilisation et de réintégration, soit l’octroi de 50 000 francs rwandais (environ 70 euros) pour les aider notamment à se procurer les biens de première nécessité et des vêtements. Et, dès qu’ils sont chez eux, ils reçoivent encore 100 000 francs pour leur réintégration économique. Eux qui croyaient qu’on leur couperait la tête à leur arrivée à Kigali, ou qu’on leur inoculerait le virus du sida !  » Près de 4 000 d’entre eux sont déjà revenus du Congo, mais il en reste encore des dizaines de milliers là-bas. La démobilisation concerne aussi des membres de l’actuelle armée, pléthorique, avec pour objectif de la stabiliser autour de 25 000 hommes. Outre les aides à la réintégration, ils recevront des allocations en fonction de leurs grades passés… tout comme les membres de l’ancienne armée.  » Cela peut paraître une aberration qu’on paie des gens de l’ancien régime, mais c’est la continuité de l’Etat qui l’exige « , explique Sayinzoga.

Mais c’est le chemin vers la démocratie et la liberté d’expression qui reste le plus ardu. La période de transition a été officiellement achevée en 2003, avec l’adoption par référendum d’une nouvelle Constitution et des élections présidentielle et parlementaires. Dans les faits cependant, le champ politique est monopolisé par le FPR. La répression politique fut particulièrement intense pendant la période précédant les élections : mise hors la loi du principal parti d’opposition, détention de l’ex-président Pasteur Bizimungu, disparitions, départ en exil de nombreuses personnalités… L’élection, qui a confirmé Paul Kagame comme président à 95 % des voix, fut entachée de nombreuses irrégularités. Kagame, de l’avis unanime, aurait de toute façon gagné les élections vu les acquis depuis le génocide, à commencer par la sécurité dans tout le pays. Les bailleurs de fonds occidentaux se sont malgré tout déclarés satisfaits de ce gage de démocratisation, sans doute pour inciter Kagame à laisser la transition se dérouler sans heurts au Congo.

 » Le Rwanda n’est pas un pays démocratique, mais il pourrait l’être dans dix ans, nuance Robert Sebufirira, rédacteur en chef de Umuseso, seul media réellement indépendant. Même discutées, les élections qui se sont tenues depuis l’échelon le plus bas jusqu’à l’élection présidentielle montrent que nous sommes dans ce processus. Et, comme dans tout processus, il y a les succès, comme le retour des combattants exilés au Congo, et les ratages : disparitions inexpliquées, détentions arbitraires ; moi-même j’ai déjà été détenu sans preuves.  » Et les échecs se poursuivent : Umuseso a une nouvelle fois été saisi en mars… Pour Florien Ukizemwabo, secrétaire exécutif de la Liprodhor, une des dernières ONG indépendantes pour la défense des droits humains,  » le régime déploie des stratégies de défense disproportionnées par rapport aux menaces. On est encore dans un vase clos susceptible de générer de la violence, et il n’y aura de changement que par une ouverture de la société rwandaise « . Bien plus que d’un homme fort, le Rwanda, marqué par une histoire de divisions et de violence, a besoin d’institutions fortes et d’espaces d’expression où les conflits peuvent se résoudre par le dialogue et la négociation.

François Janne d’Othée

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