L’après- Juan Carlos

Felipe, le prince héritier, se marie. Saura-t-il, comme son père, gagner le cour des Espagnols ? La monarchie leur est chère, mais ils s’interrogent sur son avenir

De notre correspondante

La cérémonie est protocolaire. Le 24 mars dernier, dans la cathédrale de la Almudena, à Madrid, têtes couronnées et représentants de chefs d’Etat du monde entier assistent à une messe donnée à la mémoire des victimes des attentats du 11 mars. Les rois d’Espagne, Juan Carlos et Sofia, président les funérailles officielles, réglées au millimètre. Froides et formelles. Jusqu’au moment où l’une des mères des victimes s’effondre auprès de la reine. Celle-ci la caresse en signe de réconfort. La femme se relève. Emue, Sofia essuie quelques larmes. A ses côtés, Juan Carlos est en pleurs.

A l’issue de la cérémonie, tous deux s’approchent des 192 familles représentées et passent d’un banc à l’autre. Ils multiplient les accolades, les embrassades et les poignées de main. Spontanément. Le prince héritier et sa fiancée leur emboîtent le pas, suivis des deux infantes et de leurs conjoints. Cristina sanglote, vacille, se reprend et poursuit. Oublié, le protocole. La famille royale espagnole partage la douleur des familles. Les invités illustres attendront.

Les images sont retransmises à la télévision. Ce mercredi pluvieux, les Espagnols, qui se demandent parfois s’ils sont monarchistes ou non, se sont sentis plus juan-carlistes que jamais.  » C’est son rôle de souverain d’être proche du peuple espagnol dans les moments difficiles, explique la journaliste Pilar Urbano, auteur d’une biographie de la reine et bonne connaisseuse de la maison royale. Mais le roi fait plus. Il sait trouver les mots pour parler aux gens, sans sombrer dans le ridicule, et faire ainsi l’unanimité.  »

La monarchie survivra-t-elle à ce roi si populaire ? Le prochain mariage du prince héritier, ce samedi 22 mai, en cette même cathédrale de la Almudena où ont eu lieu les funérailles, a relancé la question.  » Felipe VI régnera-t-il ?  » interroge le titre d’un récent ouvrage.  » Le débat qui ne s’était pas produit à l’instauration de la monarchie après la mort du dictateur Francisco Franco, ni durant tout le processus de la transition, éclate enfin dans l’opinion publique espagnole « , explique l’auteur, José Infante.

Un souverain en première ligne

Il y a quelques années, la relation du prince avec le top model suédois Eva Sanuum avait déchaîné la presse. L’Espagne mérite-t-elle une reine choisie en fonction de son décolleté et de ses mensurations ? tempêtaient les monarchistes. Tandis que les secteurs républicains se frottaient les mains : la maison Bourbon allait tomber d’elle-même !

La page suédoise est tournée. Les incertitudes demeurent. La future reine, Letizia Ortiz, 31 ans, journaliste, divorcée, petite-fille de chauffeur de taxi, offre une image de jeune femme moderne et compétente, loin du gotha, qui fait douter les monarchistes traditionnels. La royauté résistera-t-elle à ce bouleversement ? Pourra- t-elle se moderniser sans se renier ?

Après avoir défrayé la presse du c£ur, Felipe va devoir faire ses preuves et  » gagner son règne « , dit Pilar Urbana. S’il a les bagages universitaires que son père n’avait pas, reste à prouver qu’il possède le flair politique paternel.

A 66 ans, le souverain jouit d’un statut à part. Il a réussi l’impossible : rétablir une démocratie alors qu’il avait été mis sur le trône par un vieux dictateur, réconcilier les Espagnols après une guerre civile et quarante ans de pouvoir absolu.  » Il a joué les boucliers et su, à la fois, sympathiser avec Santiago Carrillo, l’historique chef du Parti communiste clandestin, et s’assurer la loyauté des forces armées « , raconte l’historien Javier Tusell. Pourtant, en novembre 1975, on ne donnait pas cher des ambitions démocrates de ce jeune monarque de pacotille, formé sous la houlette de Franco. Même s’il annonçait, dès son premier discours, qu’il serait le roi de tous les Espagnols.

Les premières années sont compliquées. Juan Carlos signe l’amnistie des prisonniers politiques, mais donne des gages à la droite. Trop, selon l’opposition, légalisée, qui court dans les rues en criant :  » España, mañana, sera republicana « , l’Espagne, demain, sera républicaine. A l’étranger, les gouvernements sont dans l’expectative. Mais Juan Carlos, en fin navigateur, sait tirer des bords. En décembre 1978, la nouvelle Constitution est ratifiée. Le Parti communiste et le Parti socialiste ont choisi d’être pragmatiques : ils renoncent au drapeau républicain et acceptent de prêter fidélité à ce roi si pressé de céder tous ses pouvoirs au Parlement. L’Espagne réussit une transition modèle qui en inspira bien d’autres.

C’est le 23 février 1981 que Juan Carlos gagne vraiment ses galons de  » roi de tous les Espagnols « . Une poignée de militaires putschistes prend le Parlement en otage et appelle l’armée à l’insurrection. Les chars sortent déjà dans les rues de Valence. Juan Carlos, pendu au téléphone, convainc un à un, personnellement, tous les chefs des places militaires du pays de ne pas prendre les armes. Il gagne la bataille. La démocratie est sauvée. Le lendemain, dans la manifestation monstre d’appui à la démocratie, surgissent des banderoles  » Vive le roi ! « . On raconte que le souverain, lui, participe à sa manière à la manifestation, à bord d’un petit avion blanc qui survole le cortège.

Pendant cette longue nuit de veille du 23 février, Juan Carlos a demandé au jeune prince de 13 ans de rester à ses côtés. Pour apprendre le métier de roi. Ce métier qui, aime-t-il répéter,  » doit se gagner jour après jour « .  » Il dit toujours que la phrase interdite dans la maison royale, c’est ôJe n’ai pas envie », raconte Pilar Urbano. Toute la famille royale est au service des Espagnols.  » Au-delà des bonnes £uvres de la reine : au moment de la marée noire du Prestige, le roi est le premier sur les plages de Galice, droit dans ses bottes de caoutchouc. Après les attentats du 11 mars, le prince et les infantes sont en première ligne de la manifestation de Madrid. Roi de tous les Espagnols, Juan Carlos n’hésite pas à inaugurer une exposition sur l’exil républicain après la leguerre civile. En visite au Mexique, il salue la veuve de Manuel Azaña, le président de cette République qui, en 1931, avait congédié son grand-père, roi Alphonse XIII…

Autant de gestes qui font d’eux  » une famille royale modèle « , qui devrait servir de modèle aux Windsor, estime le quotidien britannique The Independent, admiratif de la façon dont les Bourbons d’Espagne ont jusqu’ici réussi à échapper à tout scandale. Mais les temps ont changé. Et le jeune couple Felipe et Letizia, surexposé aux médias, risque bien de rencontrer moins d’indulgence.

 » La famille royale est l’institution la plus respectée des Espagnols. Elle recueille 80 % d’approbations, bien plus que les familles britannique ou suédoise, dit Javier Tusell. Les partis de gauche, théoriquement républicains, se sont parfaitement accommodés de la situation. Si la famille royale respecte ses obligations, ils n’ont pas l’intention de s’aventurer sur ce terrain. Mais c’est une conviction circonstancielle : tant que la voiture marche bien…  »

Cécile Thibaud

Cécile Thibaud

ôLa famille royale est l’institution la plus respectée des Espagnols »

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