L’appel tourbillonnaire du vide

Guy Gilsoul Journaliste

Si Edvard Munch est, avec James Ensor, l’un des plus grands peintres expres- sionnistes de la fin du xixe siècle, ses toiles sont aussi le fruit de tous ses dessins préparatoires. A découvrir au musée d’Ixelles

Bruxelles, musée d’Ixelles, 71, rue Van Volsem. Jusqu’au 16 mai. Du mardi au vendredi, de 13 heures à 18 h 30 ; les samedis et dimanches, de 10 à 17 heures. Tél. : 02 515 64 22.

Dans la petite maison de bois posée sur un terrain arboré qui descend jusqu’au fjord, non loin d’Oslo, le confort n’est pas de mise : un lit, un petit bureau et une armoire vitrée où déposer, pêle-mêle, les drogues, potions et bouteilles de vin français. Dans la pièce voisine, un harmonica et une autre table de travail. C’est tout. Mais, à deux pas de la demeure, l’atelier, de même dimension, est rempli de toiles superposées, de gravures et, surtout, de dessins – plus de 4 500 -, que l’artiste norvégien entasse dans les boîtes et les valises au fil des jours. Pas un ne rejoindra jamais la corbeille à papier.

Edvard Munch est un de ces artistes de sang qui garde tout parce qu’il sacrifie tout, famille, amis, bonheur, à sa seule passion : créer. C’est une question de survie, de vie tout court, une manière de rebondir face à un passé qui le poursuit, le couvre, l’enveloppe. Alors, avec ses crayons noirs, ses pastels, ses aquarelles, ses fusains ou une plume gorgée d’encre noire, il creuse le vide de la feuille blanche et se fixe un but : dessiner une main, un visage ou une silhouette entourée par ses démons. Il fixe, en sinuosités tourbillonnantes, la composition d’un tableau à venir, cherche l’image juste : celle qui fait écho, résonne, crie plus fort que l’angoisse. Alors, parfois, le personnage (lui-même, un ami, une femme) dont il avait précisé le profil et le désir de fuite, se retourne dans le croquis suivant, et le voilà de face, affrontant, comme dans le célèbre Cri, le hurlement du ciel et des profondeurs du fjord qui, de partout, l’assaillent. Munch riposte, héros solitaire et noir, mais, en même temps, il jubile parce qu’il se sent gagnant face à un passé qui tarde à s’éloigner. Non, jamais il n’oubliera la dernière promenade avec sa mère, si fragile, si morte déjà. Il n’avait que 5 ans. A l’âge de 13 ans, la Faucheuse s’approche de son lit de malade, puis se retire in extremis. Mais, quelques mois plus tard, elle reviendra pour emporter une de ses s£urs. Son frère mourra, lui aussi, et Laura, la plus fragile, sera internée. Comment pardonner à un père médecin de n’avoir pu sauver sa famille ?  » Il me caressait, écrira Munch : n’aie pas peur, mon garçon mais il était effrayé…  »

Alors, Edvard Munch fuit. Sa maison, son milieu, son pays. Il va jusqu’à Paris, puis rejoint la jeunesse révoltée d’Oslo qui, contre l’avis des sages, veut dire haut et fort que la femme, aussi, aime aimer, et de tout son corps. Comment aimer, en effet ? Peut-être en caressant la feuille de papier, en usant davantage du pinceau et de la gouache, en remplissant l’espace jusqu’à plus soif ou en faisant soupirer le trait. Edvard Munch dessine toujours davantage. Il varie les techniques, l’écriture, il corrige sans cesse, revient, cherchant à lever, toujours plus haut, le voile de cette opacité de la vie. Croit-il pouvoir aimer ? Oui, mais il se leurre, et il sait sa passion condamnée. Au fond, il reste, comme son père, un puritain. La femme ne peut être qu’une Vierge, une Madone, un ventre offert, lunaire, sensuel à souhait, mais un ventre de mère. Un ventre sous lequel, comme dans les photographies aux rayons X ou dans les documents spirites qui le fascinent, enfin, les masques se déchirent et l’âme paraît. Serait-ce alors l’heure des ombres longues, celles qui s’étirent dans les vides de la feuille ? Celles qui glissent et s’enroulent à la manière d’un parfum capiteux, envoûtant ?

Dans la sélection de dessins présentés de façon thématique au musée d’Ixelles, tout cela se décline sans souci de beauté ou d’exploit, et c’est la gorge serrée qu’on sort. Heureux.

Guy Gilsoul

 » Munch cherche à lever, toujours plus haut, le voile de l’opacité de la vie « 

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