Lanterne magique

Un jour le Diable vint sur Terre… Ce couplet brelien pourrait être aussi l’incipit de Faux etusage de faux, le deuxième roman de Michel Claise, après La Salle des pas perdus qui inaugurait avec éclat sa carrière de romancier. Sauf que ce diable-ci l’habite à demeure, cette Terre, et que, fine bouche, c’est dans la vie d’un écrivain qu’il élit domicile à l’invitation de l’auteur n’étant pas, en ficelant ce livre subtil, en reste de diablerie. Il faut rappeler à ce propos que Michel Claise, longtemps avocat, est aujourd’hui juge d’instruction spécialisé dans les affaires financières et appelé par là à humer à pleines narines les vapeurs sulfureuses de l’enfer. Ces  » versets satiriques  » (sous-titre doublement malin du livre) débutent par le discours tenu par son éditeur au narrateur : un écrivain dont le succès considérable est à la mesure des pauvretés littéraires qu’il commet pour assurer son train de vie. On pourrait y lire en filigrane un propos du genre  » Faites encore mieux, mon vieux ! Du Dan Brown… L’avenir de l’édition est là.  » Et pour  » éclairer  » cette voie royale de l’occultisme et des ésotérismes pourvoyeurs de fabuleux tirages, ledit éditeur l’invite à rencontrer, dans un cocktail mondain, un personnage étrange et dérangeant qui lui révélera très vite sa véritable identité satanique et, ensuite, si l’on ose dire, son credo. En gros : le péché n’existe pas, ce n’est qu’une invention des hommes,  » par contre, les vertus, que j’exècre comme vous vous en doutez, portent en elles toutes les perversités qu’il me suffit d’exploiter « .

C’est sur ce paradoxe mobilisant les élans a priori les plus nobles de l’homme pour mieux l’abattre que cette sorte de judoka des enfers expose, au fil de rencontres en divers lieux soigneusement choisis, une suite de récits  » édifiants  » comme l’aurait fait naguère un montreur d’images avec sa lanterne magique (s’agissant bien entendu de magie noire en l’occurrence). Nous voici d’abord plongés, au début du xixe siècle, dans un petit bourg de Prusse où l’amour trop ardent d’une noble veuve pour son défunt mari la conduit à une mort horrifiante : une histoire d’automate qui vogue entre le Poe des Histoires extraordinaires et le Ray des Contes de Canterbury. Suivent alors la dérive criminelle d’un psychiatre en renom, victime pantelante du  » maléfice du sur-moi  » par excès de dévotion pour sa fille. Le destin funeste d’un compagnon bâtisseur de cathédrales en quête de l’accès au plus haut grade de la perfection spirituelle et professionnelle. Le procès d’un assassin dominé par l’ambiguïté d’une jurée dotée, c’est le cas de le dire, de la beauté du diable. (Et joué à la façon d’une pièce de théâtre où Michel Claise fait pointer, outre sa passion pour les planches attestée dans le sérail judiciaire par des joyeusetés de son cru, son expérience des dérapages de la basoche traités avec une aimable et réjouissante perfidie. Avec, aussi, ces assertions intéressantes de la bouche même du Malin qui se veut bon juge :  » La justice n’est pas une vertu, c’est un métier. La Vérité, elle, est une vertu, je vous le concède. Mais quelle fragilité quand la justice s’en mêle. Tout se désagrège par la vanité des hommes et l’abus des règles qu’ils ont créées pour s’en protéger. « )

Et, sur ces bonnes paroles, nous voilà parvenus au sixième verset. Il confirme l’image de la lanterne magique puisque, cette fois, c’est à travers la télévision, son lieu d’élection où il s’ébat à loisir quand il ne squatte pas une tête de romancier, que le Diable expose son ultime et sanglante démonstration. Un film où l’on voit, au terme d’un entretien quasi scolastique, un soufi se faire égorger par des fondamentalistes sunnites au nom de leur foi intangible et de leur propre interprétation du Coran. Bien entendu, si l’on se réfère au titre du roman et aux intentions qu’il implique, tout ici n’est qu’une pure fiction dictée par les fantasmes du narrateur, lui-même commandité par les ruses de l’auteur. Qui sait, lui, comme tout écrivain digne de ce nom et comme le serpent du Paradis, que faire miroiter des fictions constitue le moyen le plus sûr de frapper les imaginations et de les ouvrir à certaines rébellions contre la passivité et les diktats de la pensée correcte. Cinq histoires seulement ? s’étonne le narrateur. Erreur de calcul selon le Maudit :  » Vous comptez mal, pour un mauvais écrivain. La sixième histoire est celle de notre rencontre même.  » Et, pour confirmer la rouerie des effets de miroirs – ces vieux routiers de l’usage de faux -, il poursuit par une diatribe contre la médiocrité de cet écrivain à historiettes qui, en conclusion, s’interdira catégoriquement de jamais publier ces  » versets empoisonnés « . On aura compris que l’humour est aussi la basse continue de ce jeu romanesque tout en intelligence et en malice. Servi par une écriture à la fois simple et raffinée. Mais, s’il se trouve des lecteurs qui auraient à c£ur – et à tort selon nous – de vouer le livre et son auteur aux flammes de l’enfer, au moins auront-ils la consolation de n’avoir pas été oubliés par une dédicace généreuse en diable et qui leur rend courtoisement la politesse :  » A tous ceux que je n’aime pas. Ils se reconnaîtront. « 

Faux et usage de faux, par Michel Claise. Ed. Luce Wilquin, 155 p.

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