L’animal, un homme comme les autres ?

Plus la science révèle les facultés des animaux, plus la façon dont nous les traitons suscite des interrogations. Et plus la question de leur statut dans la société est brûlante. Au point que de plus en plus de monde, intellectuels compris, plaide pour placer sur un même rang l’homme et l’animal.

Wattana a fasciné les éthologues du monde entier. Cette femelle orang-outang a noué tous les matériaux qu’on lui a donnés : ficelle, papier, laine, ruban, tuyau d’arrosage… Elle passait la ficelle derrière un barreau et tressait à vive allure des noeuds d’une grande complexité, en tirant de temps à autre sur les cordons pour tester la solidité de son travail.

Kanzi, un mâle bonobo, est tout aussi impressionnant. Il utilise un clavier avec des symboles pour communiquer. Il en connaît près de 400 pour former des phrases construites et comprend plus de 3 000 mots anglais parlés.

Chaser fait moins bien mais maîtrise quand même plus de 1 000 mots. Ce chien border collie possède 1 022 jouets et connaît le nom de chacun. Son maître n’a qu’à prononcer le nom d’un seul d’entre eux pour qu’il aille le dénicher au milieu des autres. Il est capable de détecter un intrus. Lors d’un reportage télé, un présentateur a glissé un nouveau jouet au milieu des siens, puis a demandé à Chaser de rapporter un objet nommé Darwin, un nom inconnu du chien. Après hésitation, il a ramené le seul jouet qui lui était étranger. Il a associé le nom nouveau au nouvel objet.

On pourrait encore énumérer le geai, petit oiseau capable de mémoriser 30 000 caches ; le chimpanzé, qui enseigne la fabrication d’outils à ses petits ; le corbeau, qui se reconnaît dans un miroir ; le perroquet, qui tient une conversation ; le rat qui cartographie son environnement…

Si l’animal n’a pas construit de civilisation, ne maîtrise pas l’énergie nucléaire et ne peut rédiger une bible, il n’est pas  » l’objet  » fonctionnant en mode automatique, dépourvu d’âme, de pensée et de langage, décrit par le philosophe et physicien René Descartes (XVIIe siècle).  » La vision du monde qui prime alors est celle d’une séparation nette entre l’homme et l’animal, et la conviction que l’homme est le seul être intelligent « , note Bernard Feltz, philosophe des sciences à l’UCL.  » Il faut attendre Darwin, fin XIXe, puis la biologie scientifique, au XXe, pour que naisse l’idée que l’être vivant est fondamentalement un tout, un esprit et un corps. C’est une révolution culturelle : le dualisme cartésien avait dressé une frontière étanche entre le corps et l’esprit.  »

Les bons et les autres

Plus personne ne croit aux sornettes de Descartes, mais il en est resté quelque chose dans le rapport de l’homme à l’animal : il est un compagnon et un bien, un membre de la famille et une bête de somme ; on l’aime et on le met en cage ; on l’admire et on le maltraite ; et on le mange… La relation est incohérente et ambiguë. Ainsi, il y a deux ans, la vidéo d’Oscar le chaton, violemment jeté contre un mur par un jeune homme, a provoqué la foudre des internautes et conduit à la condamnation de l’auteur à un an de prison ferme, une peine plus sévère qu’à l’accoutumée. Mais ces bons sentiments ne s’exercent pas à l’égard des poules, des lapins et des bovins. Pas assez  » beaux « ,  » mignons « ,  » originaux « .

 » La plupart des gens ne réalisent pas que les cochons sont aussi intelligents que les grands singes et les chiens, et tout autant capables de souffrir « , s’insurge Aymeric Caron, journaliste et écrivain, qui consacre un essai – Antispéciste (éd. Don Quichotte) – à l’éthique animale (lire son interview page 54). Au regard de l’éthologie, le porc ne saurait en effet se résumer à un animal de boucherie. La recherche a montré qu’il était doué d’une mémoire importante et de stratégies cognitives sophistiquées. Il comprend le principe du miroir, démontrant une certaine  » conscience de soi « , compétence qu’il partage avec les chimpanzés et les corneilles : face à un miroir, ils tentent d’effacer une trace rouge dessinée sur leur tête pendant leur sommeil – ce que ne font ni le chien ni le chat. Le cochon reconnaît aussi individuellement ses congénères et, pour dormir, recherche ceux avec lesquels il a des affinités. Le porc est également doté d’une grande sensibilité :  » Face à quelqu’un de brusque, il se crée une image mentale de cette personne, il l’identifie très vite et devient méfiant, voire agressif, souligne Claire Diederich, professeur d’éthologie et de bien-être animal à l’UNamur. Face à quelqu’un qui a, au contraire, une attitude positive, il est calme et confiant.  »

Ce qui est valable évidemment pour d’autres espèces. Pourquoi alors cette indifférence totale au sort de certains animaux et pas d’autres ?  » La relation la plus fréquente que l’homme entretient avec l’animal est le fait de tuer. Il refuse pourtant de faire le lien entre le morceau de cadavre qu’il a dans l’assiette et l’animal vivant « , déclarait dans un entretien au Vif/L’Express, il y a un peu plus d’un an, Vinciane Despret, professeur de philosophie et d’éthologie à l’ULg. Une relation d’autant plus distante qu’aujourd’hui les abattoirs ont quitté les villes et que les grandes surfaces proposent des morceaux sous vide,  » désanimalisés et anonymes « , pour parler comme l’anthropologue Noélie Vialles. Ce faisant – en gommant tout contact avec ces animaux destinés à nos estomacs -, on les a exclus de la sympathie humaine. Dans une société, en plus, massivement urbanisée, où la proximité avec les bêtes de ferme ou sauvages n’a plus cours.

La vigilance du droit belge

Il semble pourtant que quelque chose de neuf se joue, comme le montre l’avalanche d’écrits publiés coup sur coup sur le sujet et couronnés de succès de librairie. Jamais les positions proanimales n’ont rencontré autant d’audience. Ce retentissement doit beaucoup à deux faits. D’abord, l’éthologie moderne a fini par établir que l’animal souffre comme nous.  » La question n’est pas « peuvent-ils raisonner ? » ni « peuvent-ils parler ? » mais « peuvent-ils souffrir ? »  » rappelle le philosophe Tristan Garcia, auteur de Nous, animaux et humains (éd. François Bourin, 2011). Ensuite, parce que jamais la souffrance animale n’avait atteint le degré auquel elle culmine aujourd’hui : élevages en batterie, mutilation des poulets et des cochons, gavage des oies, expérimentations sur les animaux…  » Notre situation est devenue intenable. Nous supportons de moins en moins le spectacle et l’idée de la souffrance ou de la mort des animaux non humains « , enchaîne Tristan Garcia. La contradiction est devenue trop forte pour ne pas faire bouger les lignes.

Point de vue que partage Michel Vandenbosch, président de l’association de protection animale Gaia :  » Les Belges expriment la sensibilité animale chez leurs compagnons domestiques et, surtout, ils sont informés par des recherches scientifiques qui, dans le monde entier, ont montré chez nombre d’espèces animales la capacité à ressentir de la douleur. Cela explique en grande partie la revendication montante de droits pour les animaux.  » Pour preuve, ajoute-t-il, le sondage qu’Ipsos a réalisé pour Gaia, en juin 2015, auprès des Bruxellois et des Wallons : 80 % s’accordent pour faire évoluer le statut juridique de l’animal. Il s’agirait de le qualifier, dans le Code civil, d' » être vivant doué de sensibilité « . Car, depuis Napoléon, le Code civil a rangé veaux, vaches, chiens, chats, animaux en captivité et de cirque… dans la catégorie des meubles,  » à côté d’un lave-linge ou d’une machine à café, des lecteurs CD ou des frigos « , selon la sénatrice libérale Christine Defraigne, gênée par cette classification.

 » C’est faire beaucoup de bruit pour rien, rétorque Claire Diederich. L’arsenal législatif belge ne permet pas de faire ce qu’on veut avec un animal, quel qu’il soit.  » La loi du 14 août 1986 énonce ainsi un ensemble de règles très précises permettant d’assurer un niveau de protection de l’animal. Son propriétaire est même censé lui  » procurer une alimentation, des soins et un logement qui conviennent à sa nature, à ses besoins physiologiques et éthologiques, à son état de santé et à son degré de développement, d’adaptation ou de domestication « . La répression envers les actes de cruauté infligés aux animaux domestiques ou en captivité a aussi beaucoup progressé. Depuis juin 2012, celui qui commet un acte de cruauté envers un animal encourt non plus trois mais six mois de prison. Un précepte également prévu dans le Code wallon de l’environnement, qui accorde une place grandissante au bien-être animal : depuis janvier 2015, celui  » qui abandonne son animal avec l’intention de s’en défaire, qui l’utilise à des fins de dressage, d’une mise en scène ou de publicité et qu’il en résulte des douleurs, lésions ou souffrances évitables  » est puni  » d’un emprisonnement de minimum huit jours « . Par ailleurs, des directives européennes encadrent la protection des animaux, d’élevage ou non, à des fins expérimentales, au moment de la mise à mort ou durant le transport…

Pourquoi alors vouloir modifier le régime juridique des animaux ? Question de cohérence et de conformité avec le droit européen qui reconnaît les animaux comme des êtres sensibles (et dont la liste ne cesse de s’allonger), affirment Christine Defraigne et la députée bruxelloise DéFI Barbara d’Ursel, qui portent cette revendication. Question d’évolution aussi :  » L’animal tient une place de plus en plus prépondérante dans notre société. Son statut a considérablement changé : d’objet de consommation, l’animal est devenu un être sensible à part entière « , expose Christine Defraigne.

Féminisme, antiracisme, animalisme

Ces propositions émanent d’un intense débat philosophique, né dans les pays anglo-saxons et arrivé chez nous. L’éthique animale est devenue un véritable champ de réflexion. Vinciane Despret (Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?), Elisabeth de Fontenay (Le silence des bêtes), Boris Cyrulnik et Michel Onfray (Les animaux aussi ont des droits), Dominique Lestel (Apologie du carnivore), Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique), Florence Burgat (La cause des animaux. Pour un destin commun)… Ces intellectuels pensent les animaux comme des  » patients moraux « , au même titre que les enfants et les handicapés mentaux. Ils s’interrogent sur leurs droits parce qu’ils considèrent que l’homme a des devoirs envers les animaux. Pouvons-nous faire souffrir et mourir des êtres vivants capables de souffrance, d’émotions, d’intentions, alors que notre survie alimentaire n’est pas en jeu ? Si oui, y a-t-il des différences à faire entre les types d’animaux ? Si non, pourquoi continuons-nous à le faire ? Au bout, une conclusion commune, que résume Dominique Lestel, philosophe et éthologue :  » Le problème éthique majeur aujourd’hui n’est pas celui de la consommation de viande. C’est l’ignominie de l’élevage industriel. Il y a une dégradation de l’animal et de l’humain à travers ces pratiques.  »

Mais les motivations pour défendre une évolution du statut de l’animal sont diverses. Florence Burgat ou les membres de Gaia s’inscrivent ainsi dans le mouvement antispéciste, de plus en plus en vogue et qui s’oppose donc au spécisme, c’est-à-dire à la discrimination fondée sur l’espèce. Illustration du spécisme : on peut tuer les animaux parce que ce ne sont que des animaux. De la même manière, être spéciste, c’est assigner différentes valeurs ou différents droits à des êtres sur la seule base de leur appartenance à une espèce, et non pas en fonction de leurs intérêts propres. Vous êtes ainsi spéciste si vous vous offusquez que l’on mange du chat, mais pas du cochon.

Le terme est apparu dans les années 1970, en même temps que l’éthique animale. Peter Singer, professeur de bioéthique à Princeton, estime que tous les êtres sensibles, animaux compris, doivent être considérés comme moralement égaux, dans la mesure où leur capacité à souffrir est comparable. Ce qui prime alors est la lutte pour améliorer le bien-être (welfare, en anglais) des animaux et refuser la souffrance inutile : voilà, en résumé, le principe de base du welfarisme, sur lequel s’appuie Peter Singer, qui voit une convergence entre animalisme, féminisme et antiracisme.  » Ces luttes auraient en commun de refuser les discriminations qui conduisent à légitimer la violence en se fondant sur l’espèce, le genre, l’ethnie. Elles s’opposent toutes à la domination, qui est toujours sur les plus faibles ou les sans-voix.  »

Bref : il faut se préoccuper autant de la souffrance du poisson que de celle du bébé humain. En pratique, les animaux non humains (l’homme faisant partie de la catégorie  » animaux humains « ), les enfants et les personnes gravement handicapés entrent dans la même catégorie. Pour Peter Singer, il faut faire des arbitrages : on peut décider de tuer un animal enragé pour sauver un homme, ou de dératiser sa maison, par exemple. Inversement, il vaut mieux sauver la vie d’un grand singe que d’un enfant très lourdement handicapé… Ce qui doit guider l’homme, c’est le projet de créer le meilleur monde possible pour tous les vivants sensibles. Peter Singer est dès lors convaincu que, demain, nous accorderons aux animaux non humains quelques droits fondamentaux à la vie, à la liberté, à ne pas être torturé.

Une frange du mouvement antispéciste, dite  » abolitionniste « , refuse de mêler sa voix à celle des welfaristes. Ceux-ci privilégieraient le bien-être des animaux mais en perpétuant la situation, puisqu’ils permettent une exploitation adoucie, donc tolérable. Comme si on cherchait à améliorer les conditions des esclaves sans remettre en cause l’esclavage. Les abolitionnistes réclament donc la fin de tout asservissement de l’animal, puisque l’homme est incapable de ne pas s’imposer en maître. Parmi leurs revendications, la fermeture des abattoirs et des élevages industriels. Plus de viande, de poisson ni de lait. Ni miel, ni laine, ni cuir. Et personne ne doit plus être  » propriétaire  » de son chat.

C’est la libération animale.

Par Soraya Ghali

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