L’Amérique s’expose

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

La photographe américaine Annie Leibovitz publie American Music, élégant livre sur les racines et les protagonistes du rock US. Et expose à Londres, après le plus grand musée  » rock  » du monde, à Seattle

American Music, 264 p., Random House. L’édition (en anglais) comprend des textes écrits par Annie Leibovitz, Patti Smith, Rosanne Cash, Steve Earle, Mos Def, Beck et Ryan Adams. Exposition au Hospital Museum de Londres, du 7 février au 7 mai 2004. Infos sur l’Experience Music Project sur www.emplive.com

Seattle est noyée sous un fog qui efface les étages supérieurs des buildings du centre-ville. Dans le berceau du grunge, l’héroïne est toujours un fléau à la mode et, çà et là, des images nous ramènent respectivement au souvenir de Kurt Cobain et de Twin Peaks, filmé dans cette région boisée du nord-ouest des Etats-Unis. Pas très loin du front de mer se dresse l’Experience Music Project (EMP), le plus grand musée  » rock  » du monde (400 000 visiteurs par an !).

Lors de son inauguration, en 2000, cette curieuse bâtisse ayant coûté la bagatelle de 250 millions de dollars a soulevé pas mal de questions… Mais, dès le début de la visite, face à une sculpture de 700 guitares et d’une hauteur de quinze mètres, on comprend très vite que le travail réalisé ici sur la mémoire de la musique populaire américaine n’est pas anecdotique. Ainsi, l’espace consacré à la guitare électrique remonte le cours de la six-cordes au-delà même des modèles électrifiés des années 1930, pour un tableau riche en objets rares. Si les thèmes abordés sont aussi précisément illustrés, c’est sans aucun doute parce que les 80 000 artefacts rassemblés viennent, pour la plupart, de cette Amérique qui industrialisa l’idée même de musique populaire. L’EMP raconte à sa manière – didactique et joliment mise en scène – les origines du rock, en passant par les inévitables courants blues, soul ou folk. Mais, avant de faire un saut dans le temps avec le grunge – genre largement abordé au musée -, l’EMP s’attarde sur un autre enfant de Seattle : Jimi Hendrix. Sa position centrale dans le lieu confirme sa place historique dans le rock. Sa trajectoire de météore est d’ailleurs photographiée tout près d’une autre étoile filante, Janis Joplin. Pour chaque artiste concerné, les remarquables documents filmés bénéficient de l’ingénieux dispositif sonore du lieu : l’enceinte à la verticale au-dessus du visiteur permet d’oublier les autres sons environnants. L’impact émotionnel d’Hendrix, Joplin et autres Dylan – ce dernier, dans de très belles images rares, autour de 1968 – n’en est que plus grand : l’EMP réussit à ne pas glacer la musique dans le formol des chromos-souvenirs.

Joplin et Hendrix sont légèrement antérieurs aux débuts de la carrière professionnelle de la photographe Annie Leibovitz, qui commence en 1973 pour le magazine Rolling Stone, le plus puissant média musical américain jusqu’aux années 1980. Annie Leibovitz n’invente aucun style, ne travaille pas la matière picturale d’Anton Corbijn, n’est pas une metteuse en scène à la Mondino ou à la David LaChapelle. Elle capte le réel ou le remet – discrètement – en place avec un savoir-faire somme toute classique, citant comme modèles Robert Frank ou Cartier-Bresson. Au fil du temps, elle devient la star des photographes US, copinant avec celles du rock. Après vingt-cinq ans de paillettes, elle a éprouvé le désir de retourner voir à la pile ce qui donne l’électricité. Son ouvrage American Music est le résultat de ce qui se voulait initialement être un retour aux sources historico-géographiques du rock, un voyage dans le delta du Mississippi. Mais Annie Leibovitz n’a pas pu s’empêcher d’inclure dans son superbe livre d’autres photos nouvelles ou anciennes, qui élargissent son champ d’exploration et dépassent les roots pour former une image plus globale de l' » American Music « . Dylan, les yeux levés au ciel (1977), Tina Turner en bigoudis (1971) ou Jerry Garcia hilare (1974) rejoignent d’autres clichés plus ruraux, qui sentent le grain bluesy ou l’ivresse soul. Annie Leibovitz a travaillé en noir et blanc et en couleur, mais les plus beaux clichés sont ceux qui tirent vers le marron, un brun cuivré élégant. Histoire, peut-être, de rappeler la teinte de peau de ceux qui ont déclenché tout ça…

Philippe Cornet

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