L’agent flingueur de Churchill

Bob Maloubier est l’un des deux derniers survivants français du SOE, le service de sabotage créé à Londres. Sa guerre de l’ombre est un récit de cape et d’épée.

La Seconde Guerre mondiale, la période la plus labourée par les historiens, n’en finit pas de livrer des surprises. La dernière en date : la reconnaissance du rôle majeur, au sein de la Résistance française, du SOE (Special Operations Executive), le service clandestin créé par Winston Churchill à l’été 1940 pour  » mettre le feu en Europe « . Il a fallu attendre 2008, année de la traduction du livre Des Anglais dans la Résistance, publiéà quarante-deux ans plus tôt par l’historien britannique Michael R.D. Foot, pour admettre qu’au côté de la France libre du général de Gaulle et des communistes il y eut  » les Anglais, et plus précisément la triade formée par le SOE, la BBC et la Royal Air Force « , selon la remarque de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, ancien membre de la France libre et historien.

Dans son livre, réédité en poche ces jours-ci, Foot, ancien membre des forces spéciales, raconte en détail la création, sous l’égide du SOE, d’une cinquantaine de réseaux en France ; l’aide logistique (armes, radio, formation) apportée aux agents de la France libre et aux maquis ; la contribution décisive à la libération de Toulouse, du département de l’Ain, etc.

Ce long silence a une explication : la susceptibilité du général de Gaulle. Son nationalisme ombrageux ne pouvait concevoir que le pays ne fût pas  » libéré par lui-même « . Les autorités britanniques, soucieuses de ne pas froisser celui qui était devenu président de la République, firent d’ailleurs pression pour empêcher la traduction de cet ouvrage novateur.

Foot évoque, entre autres faits d’armes, la destruction, en 1943, par un certain Maloubier, d’un petit vaisseau de guerre en réparation aux Ateliers et Chantiers de Normandie, près de Rouen. Le mois suivant, ce Français expert en explosifs paralysait, toujours en pays de Caux, l’usine de la Française des métaux de Déville, fabricant de trains d’atterrissage pour des avions de guerre allemands, et le transformateur d’une importante centrale électrique.

Robert, dit Bob Maloubier, 88 ans, l’un des deux derniers survivants français des SOE, revient sur ces épisodes dans son nouveau livre, Agent secret de Churchill. Sa Résistance ressemble plus aux aventures du Pardaillan de Michel Zévaco qu’à L’Armée des ombres de Joseph Kessel. Elle se lit comme un récit de cape et d’épée, avec des accents d’Audiard. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, sollicité pour la préface, n’est pas insensible à ce parti pris.  » S’étonnera-t-on de la facture d’un récit galopant jonché de dialogues [à] ? Comment mieux faire comprendre que la Résistance était à chaque étape une affaire de copains sans lesquels rien ne pouvait réussir, des copains dont tant et tant y ont laissé la vie ? Laissez-vous donc emporter dans son galop d’aventures, son récit est plus « thrilling » que LesTontons flingueurs et, de surcroît, tout y est vrai [à].  »

L’Express en publie des extraits en exclusivité.

[EXTRAITS]

[ Rouen, 20 décembre 1943. Bob Maloubier doit réceptionner un émetteur dernier cri parachuté dans la nuit par un Halifax. Mais Pierrot, le jeune chauffeur du camion Citroën P45 muni d’un laissez-passer, n’est pas au rendez-vous. Seule solution : emprunter l’Oiseau bleu, une pétrolette de 125 CC bleu turquoise réservée aux urgences.]

Le pinceau blême du phare de l’Oiseau bleu badigeonné au bleu Défense passive tressaute sur les pavés défoncés de la route d’Elbeuf parcourue de rails de tramways gelés que je m’applique à éviter. [à] Le vent transperce les couches de journaux, de tricots, de chandails et la peau de mouton dont je suis cuirassé. Des larmes givrent au coin de mes yeux. En revanche, chaud au dos : le gratte-papier [NDLR : Maloubier a reçu l’ordre d’accompagner un jeune secrétaire de mairie à un parachutage nocturne] est collé à moi comme une arapède. Les ordres du  » chef  » faisant loi, je lui ai accordé priorité. [à] Soudain, un ronronnement dans mon dos. Je serre l’accotement pour lui faire place. Une grosse automobile me double, puis, subitement, se rabat et stoppe brutalement devant moi. Je manque m’écraser contre sa plaque d’immatriculation frappée d’un WH noir sur fond blanc, le  » Double Vache  » de la Wehrmacht ! A peine ai-je le temps de reprendre mes esprits, un Feldgendarme  » kolossal  » descend de la voiture.

– Monzieur, me lance-t-il, un mauvais sourire aux lèvres. Feu rouche, nicht gut ! [à]

– Et votre Kamerad, Weg ? Parti ? Pourquoi ?

Je me retourne. Mon passager s’est volatilisé sans que je m’en rende compte ! Je demeure désemparé quelques secondes, puis, reprenant mes esprits, je réplique :

– Pas camarade ! Inconnu rencontré sur la route. Moto-stop !

Apparaît un second Allemand, filiforme, binoclard, coiffé d’un calot planté bien droit, qui me lance dans un français châtié :

– Vous recueillez souvent en pleine nuit des inconnus qui ont tant à se reprocher qu’ils s’enfuient à notre vue ? Vous expliquerez cela à la Kommandantur. Montez ! [à]

Machinalement, je m’écrie :

– Et ma moto ?

– Nous nous en chargeons, répond  » Laurel  » avec suffisance.

Le poussah a déjà enfourché l’Oiseau bleu et s’acharne sur le kick sans parvenir à faire bidouiller le moteur. [à]

– Allez l’aider, m’intime  » Laurel « . [à]

En faisant mine de renouer un lacet, je débloque le robinet du bout du doigt, puis actionnant le kick à coups redoublés je fais délibérément bafouiller le moteur à plusieurs reprisesà Lorsqu’il démarre enfin, je crie dans la pétarade :

– Si je l’arrête, elle ne repartira plus ! Allez-y, je vous suis !

Tout est clair dans ma tête : au premier carrefour, dérapage contrôlé, culbute, et je m’évanouis dans la nature ! [à]

Hélas, la Mercedes ne s’ébranle pas devant moi, mais derrière ! Le pinceau de ses phares lèche mon équipage et des petites pressions de pistolet me rappellent à l’ordre lorsque j’accélère trop. A droite comme à gauche, des champs plats et tout nus, sans couvert. [à]

Mon espérance de vie se limite à quelques secondes, car je suis bien décidé à tenter le tout pour le tout : m’envoler de ma selle tout en freinant brutalementà Et si l’auto ne m’écrase pas, si une balle ne me fait pas sauter la cervelle, si les Feldgendarmes lancés à ma poursuite me ratentà je survivrai.

Que de  » si  » et combien je regrette d’avoir jeté dans le premier cabinet venu – par gloriole, parce qu’à vingt ans on se croit maître du monde – ma capsule de cyanure,  » l’assurance contre la torture  » dont on nous dote avant le grand saut dans l’inconnu ! Le major Morel, le chef des Opérations, me l’avait remise en mains propres en juin dernier dans l’élégant hôtel particulier d’Orchard Court, au c£ur chic de Londres, siège de la Section française du Special Operations Executive (SOE), un service à part pratiquant sabotage, guérilla et exécutions en tout genre. [à]

Tandis que la Mercedes amorce un virage pour se ranger devant l’immeuble, je poursuis droit sans ralentir.

Rechts ! grommelle mon amazone en piquant le canon de son arme dans mon cou.

En faisant mine de m’escrimer sur le guidon, de ne pas maîtriser ma moto, je m’écrie :

– Je ne peux pas tourner, je vais trop vite ! Bremsen, les freins, nicht gut.

Mon cerbère semble y croire.

Lorsque nous nous immobilisons enfin, la Mercedes a fait halte sous l’oriflamme à croix gamméeà à trente bons mètres de nous ! [à]

Je me ramasse, je rassemble mes forces, je bande mes muscles et j’arrache du sol jusqu’à hauteur d’épaule les cinquante kilos de l’Oiseau bleu, puis je les catapulte avec un hurlement sauvage dans les reins de l’Allemand. Il s’abat en poussant un couinement de porc égorgé. Je m’élance comme une flèche vers une rue qui débouche à l’angle de la place. [à]

Je redouble de vitesse lorsque la fusillade à laquelle je m’attendais éclate. Soudain, un soldat casqué, l’arme au pied, se dresse devant moi !

D’un bond, je l’évite, ainsi qu’une chaîne traîtreusement tendue entre des obus fichés dans le sol. Heureusement, ce n’est pas un ennemi, mais le poilu en pierre du monument aux morts dressé au beau milieu de la place ! J’en souris presque lorsqu’un fulgurant coup de fouet me cingle les reins, me casse en deux, me projette en avant. La balle m’a frappé au niveau de la ceinture et a sûrement transpercé le poumon, le foie et l’intestin. Je trébuche, je me rétablis je ne sais comment, je poursuis ma course. [à]

A droite, une rue. Je m’y jette. Hélas, c’est un cul-de-sac. Au fond, un mur, tout noir ! C’est la finà Alors que je m’attends à y être cloué par une rafale, un demi-cercle blafard s’ouvre devant moi : un tunnel ! [à] Je débouche sur un chemin de terre qui se perd dans la campagne. Au tintamarre succède un silence irréel. [à] Je suis à bout, asphyxié. La fièvre bat mes tempes ; douleur aiguë de la ceinture à l’épaule. Je m’arrête pour souffler. A cet instant, des aboiements rageurs me rappellent à la réalité. [à] Un kilomètre plus loin, mon sentier se jette dans la Seine. [à] Les cris des chiens s’amplifient ; des hommes les excitent. Plus question d’abri ! Mon odeur, il faut que je la noie. Je me laisse glisser dans l’eau glaciale, je tiens bon. Enfin, je touche à la rive opposée, m’agrippant à la terre boueuse, où je m’échoue. Devant mes yeux s’étend un pré, plat, couvert de givre. Je rampe jusqu’à son centre, je m’y incruste, contre toute raison. [à] Soudain des sirènes d’alerte hululent. Aussitôt, les projecteurs s’éteignent, et avec eux, les glapissements des haut-parleurs, le teuf-teuf des machines, les tamponnementsà Et les grognements des chiens ! Tout se tait, sauf le grondement des quatre moteurs de mon Halifax qui vient de semer la panique ! J’ai pour son captain une pensée émue : il va rentrer bredouille, certes, mais il n’est pas venu pour rien ! [à] Voile noir. Adieu Annà Adieu Maguy. © Tallandier

2 Agent secret de Churchill, 1942-1944, par Bob Maloubier, préface de Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Tallandier, 272 p.

A lire également 2 Des Anglais dans la Résistance. Le SOE en France, 1940-1944, par Michael R.D. Foot, préface de Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Tallandier, coll. Texto, 800 p.

EMMANUEL HECHT – © Tallandier

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