Lagarde et le boulet Tapie

L’arbitrage rendu en faveur de l’ex-homme d’affaires dans son conflit avec le Crédit lyonnais peut-il menacer la ministre française de l’Economie ? Elle se trouve visée, plus ou moins directement, par trois procédures liées à ce dossier, alors qu’elle est candidate à la direction du FMI.

Après Brasilia, New Delhià Du Brésil à l’Inde, la campagne électorale de Christine Lagarde se poursuit à un rythme soutenu. Aspirante à la succession de Dominique Strauss-Kahn à la tête du Fonds monétaire international (FMI), la ministre française des Finances tente de convaincre les pays émergents du bien-fondé de sa candidature. Comme si de rien n’étaità Les remous autour de l’affaire Bernard Tapie ne semblent pas avoir entamé sa détermination. A plusieurs reprises, elle s’est dite persuadée de n’avoir rien à craindre de la justice dans ce dossier complexe.

Trois procédures distinctes pourraient pourtant mettre en cause son rôle dans la décision rendue au bénéfice de l’ex-homme d’affaires sur le contentieux l’opposant, depuis quinze ans, au Crédit lyonnais à propos des conditions de la vente d’Adidas par la banque, en 1993. A l’automne 2007, la ministre avait opté pour le recours à l’arbitrage afin de régler ce vieux litige. Grâce à la décision rendue par les trois arbitres en juillet 2008, Bernard Tapie a perçu environ 200 millions d’euros après règlement de ses dettes. Au nom du  » préjudice moral « , il s’est également vu attribuer 45 millions d’euros, un record en la matière.

Une décision  » contraire à l’intérêt de l’Etat « 

Les députés socialistes français ont ouvert le feu contre la ministre en saisissant, le 1er avril, le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal. Les parlementaires d’opposition rendent ainsi possible le renvoi de Christine Lagarde devant la Cour de justice de la République (CJR). Pour justifier leur démarche, ils s’appuient sur un rapport de la Cour des comptes du 27 octobre 2010, dévoilé récemment par Mediapart et Le Canard enchaîné. Au milieu de multiples reproches, le document condamne sans ambages le recours à l’arbitrage, qualifié de  » contraire à l’intérêt de l’Etat « .

La sentence arbitrale, un  » abus d’autorité  » ?

A la surprise de beaucoup, le plus haut magistrat du parquet reprend à son compte les critiques formulées par la Cour des comptes. En 18 pages directes et sans fioritures, le cas Lagarde devient une affaire. Jean-Louis Nadal va jusqu’à s’interroger sur un éventuel  » abus d’autorité « . Il reproche notamment à la ministre d’avoir engagé la procédure arbitrale alors même que des services de son ministère s’y déclaraient opposés. Il conteste aussi la stratégie de Christine Lagarde après la sentence arbitrale de juillet 2008. Malgré une décision très défavorable à l’intérêt de l’Etat en raison de l’importance des sommes versées à Bernard Tapie, la ministre n’a pas engagé de recours. Jean-Louis Nadal a donc transmis ces éléments à la commission des requêtes de la CJR, seule apte à se prononcer sur un éventuel renvoi de la ministre de l’Economie devant cette juridiction. Une décision pourrait intervenir ce vendredi 10 juin, lors d’une réunion ordinaire de la commission.

Mais une autre procédure pourrait ajouter à l’embarras de Christine Lagarde. Même si elle ne la concerne pas directement, cette  » affaire dans l’affaire  » est gênante. Cette fois, ce sont des acteurs déterminants du contentieux Tapie-Crédit lyonnais qui sont visés : Jean-François Rocchi, président depuis 2006 du Consortium de réalisation (CDR), la structure publique chargée de liquider le passif de la banque, et Bernard Scemama, président de l’Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR), organisme qui supervise le CDR. Christine Lagarde avait elle-même nommé Scemama à cette fonction en septembre 2007. Les conditions de cette désignation avaient alors prêté à controverse : le choix de cet inspecteur des finances, qui ne connaissait absolument pas le dossier, n’avait pas été compris. D’autant qu’à la même époque Jean-Pierre Martel, avocat historique du CDR, avait été écarté, alors qu’il s’opposait, lui, à la procédure d’arbitrage et se disait favorable à la poursuite de la procédure judiciaire classique.

Un féroce réquisitoire de la Cour des comptes

Jean-François Rocchi et Bernard Scemama ont été mis en cause par le procureur général près la Cour des comptes, Jean-François Bénard. Le 25 mai, le haut magistrat a saisi de leur cas la Cour de discipline budgétaire et financière. Il s’interroge ainsi sur l’éventuel ajout, par Jean-François Rocchi, de la mention  » préjudice moral  » au projet d’arbitrage. Une mention lourde de conséquences puisqu’elle a abouti au versement de 45 millions supplémentaires à Bernard Tapie. Jean-François Rocchi s’est défendu de toute man£uvre en répondant que les conseils d’administration du CDR et de l’EPFR avaient été informés, dès l’automne 2007, du risque attaché à un préjudice moral, alors évalué à 50 millions d’euros. De son côté, Bernard Scemama conteste avoir cédé à des pressions politiques.

 » Le réquisitoire du procureur général de la Cour des comptes est féroce, estime néanmoins Thomas Clay, professeur agrégé de droit à l’université de Versailles et spécialiste du droit de l’arbitrage. Je ne vois pas comment la défense des deux hauts fonctionnaires pourra faire l’économie d’une mise en cause des politiques. D’ailleurs le rapport de la Cour des comptes montre bien que MM. Rocchi et Scemama ont pris une telle décision sur instruction de la ministre ou de son directeur de cabinet. « 

Une plainte en diffamation a été déposée par Bernard Tapie, en mai, contre Thomas Clay. L’ex-homme d’affaires réclame au professeur de droit 150 000 euros pour avoir qualifié publiquement l’arbitrage rendu en sa faveur d' » illégal « .  » L’audience devrait permettre d’évaluer, pour la première fois enfin !, devant des juges judiciaires, la légalité de cet arbitrage « , se félicite aujourd’hui le juriste.

Selon la ministre, un dossier sans  » fondement juridique « 

En attendant, une troisième menace pèse sur Christine Lagarde, ciblée par un recours devant le Conseil d’Etat pour un possible  » excès de pouvoir « . La requête, validée par le tribunal administratif, émane de parlementaires et d’avocats hostiles à l’arbitrage. Parmi eux figurent François Bayrou, président du MoDem, et Charles de Courson, député (Nouveau Centre) de la Marne. Ce dernier n’avait pas entériné le résultat de l’arbitrage – y compris dans son volet  » préjudice moral  » – bien qu’il fasse partie du conseil d’administration de l’EPFR, comme il l’a lui-même rappelé dans son mémoire pour la haute juridiction administrative.

Selon la ministre, il n’y a cependant  » pas de fondement juridique  » dans ce dossier autorisant à la mettre en cause. En outre, une question reste en suspens : était-elle vraiment l’artisan d’une décision d’arbitrage sur laquelle le président de la République, Nicolas Sarkozy, aurait directement pesé pour garder dans sa manche la carte politique Tapie ?

PASCAL CEAUX ET JEAN-MARIE PONTAUT

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