L’affaire Mahomet

Publiées en septembre 2005 par un quotidien danois, les caricatures du Prophète ont enflammé le monde musulman. Nourrie de fausses rumeurs, cette flambée de colère plonge dans l’embarras les pays occidentaux. La démocra-tie autorise pourtant la liberté d’expression sur tous les sujets. Y compris la religion

Ultraviolentes ou atterrées, embarrassées ou stupéfaites, les réactions suscitées à travers le monde par la publication dans un journal danois de 12 dessins satiriques sont révélatrices moins du fossé entre la culture de la liberté d’expression et celle du fanatisme religieux que de la dramatisation de cette incompréhension, orchestrée par ceux qui y ont intérêt (lire page 47). C’est une attaque politique à laquelle se livrent les extrémistes de l’islam, qu’ils nourrissent de fausses rumeurs après avoir fait circuler de faux dessins, outre les vrais. L’hystérie des manifestations de rue, en Syrie, en Egypte, en Afghanistan, en Iran ou au Liban a suscité dans toute l’Europe un profond malaise qui a traversé tous les corps constitués. Au niveau politique, le chef du gouvernement danois s’est retrouvé plutôt seul pour revendiquer fermement son devoir de non-ingérence :  » Un gouvernement danois ne peut jamais s’excuser au nom d’un journal libre et indépendant.  » Partout, les autorités religieuses ont émis de lourdes réserves sur la liberté de la presse, en arguant du respect qui serait dû aux religions comme si l’un devait nécessairement brider l’autre. Le flottement général s’est traduit par un questionnement en trois temps : ces dessins étaient-ils insultants pour tous les musulmans ? A-t-on le droit de caricaturer Dieu ou ses prophètes ? La presse démocratique doit- elle s’interdire de critiquer la religion ? L’essentiel est ailleurs : la presse doit-elle se laisser museler par le chantage à la violence, les tentatives d’intimidation, les appels collectifs au meurtre et à la haine ?  » Moque-toi aujourd’hui, tu mourras demain « , pouvait-on lire sur les pancartes brandies par des manifestants, le 3 février, à Londres.

Flemming Rose, chef du service culture du quotidien conservateur danois Jyllands Posten – le plus gros tirage du Danemark – déplore dans l’article qui accompagne les croquis la frilosité à laquelle semblent s’abandonner les intellectuels danois. Il évoque, à titre d’exemples, l’anonymat exigé par les traducteurs de la parlementaire néerlandaise menacée de mort [Ayaan Hirsi Ali], la difficulté de trouver un illustrateur pour un livre sur Mahomet, le retrait de l’un des tableaux d’une exposition par un musée inquiet des réactions des musulmans, ou encore les pressions exercées par un imam sur un ministre afin qu’il demande aux médias de donner une image plus positive de l’islam.  » Nous sommes sur une pente glissante, conclut-il, personne ne peut prédire où l’autocensure peut nous mener.  » Dans ce contexte, le journaliste a proposé à l’association des dessinateurs de presse de présenter leur vision de Mahomet : 12 ont répondu. Certains dessins sont critiques, d’autres non. La loi danoise, pas plus que la belge, n’interdit de critiquer la religion ni de représenter Mahomet.

Entre les juifs et nous, les chrétiens et nous,  » il y a deux poids, deux mesures !  » clament les musulmans qui se déclarent  » insultés « . Certes, les 12 dessins satiriques n’étaient pas faits pour plaire. Mais les plus durs d’entre eux visent moins Mahomet que les fanatiques qui se servent du Prophète comme d’une arme sanglante. Dans l’histoire des démocraties, qu’on le déplore ou non, toutes les religions ont été la cible des caricaturistes. L’historienne Esther Benbassa le rappelle en s’en inquiétant :  » Nos sociétés sont frappées d’amnésie, dit-elle. On connaît pourtant l’effet néfaste des caricatures contre les juifs, qui se sont multipliées dans l’entre-deux-guerres en Europe : elles ont nourri un imaginaire anti-juif qui a beaucoup joué dans la montée de l’antisémitisme.  » Elle ajoute :  » Pourquoi faudrait-il éviter d’offenser les juifs et non les musulmans ? »

En 2002, le journal français Charlie Hebdo a publié un dessin de Cabu montrant Mahomet cigare au bec, un verre de whisky à la main, et un rideau de femmes voilées derrière lui, avec cette légende :  » Election de Miss Sac- à-patates :  » Je choisis la Belle-de-Fontenay.  »  » Assailli d’anathèmes et de menaces par les associations de musulmans, le journal avait décidé de consacrer à cette affaire une double page dès le numéro suivant :  » Nous y expliquions pourquoi nous ne nous excuserions jamais, raconte Philippe Val. Les menaces se sont arrêtées net.  » Et l’éditorialiste ajoute :  » Si on recule, c’est Munich.  » Cette semaine, l’hebdomadaire titre à la Une :  » Mahomet débordé par les intégristes.  » Le Prophète, dessiné par Cabu la tête dans les mains, soupire :  » C’est dur d’être aimé par des cons.  »

En Europe, tous les journaux n’ont pas jugé bon de publier les dessins litigieux. En France, le quotidien France-Soir, le premier, les a tous présentés, ce qui a valu à son directeur, Jacques Lefranc, d’être limogé par l’actionnaire, le Franco-Egyptien Raymond Lakah. Outre quelques émissions de télévision, les quotidiens Libération et Le Monde ont chacun publié deux dessins. En Belgique, publications dans Le Soir, HetNieuwsblad et De Standaard, qui a reçu des menaces de mort. La Libre Belgique a refusé. En Espagne, El periodico de Catalunya et ABC en ont montré aussi. Idem en Italie, pour le Corriere della sera, La Stampa, La Padana et Libero ; en Allemagne : Die Berliner Zeitung, Die Welt, Die Tageszeitung et le Spiegel ; aux Pays-Bas : De Volkskrant, De Telegraaf et NRC Handelsblad ; en République tchèque : Dnes ; en Suisse, Blick ; en Norvège : Magazinet, etc.

Les catholiques savent, lorsqu’ils s’estiment abusivement dénigrés, fourbir des arguments juridiques. Ils ont de quoi, parfois, s’émouvoir, entre le film de Martin Scorsese – La Dernière Tentation du Christ – les photos de Bettina Rheims représentant Jésus en femme, crucifiée les seins nus, ou les innombrables dessins daubant le clergé catholique.

Sidérant

Chez les musulmans, répète-t-on, on ne représente pas Dieu ni le Prophète. En fait, ce n’est pas écrit dans le Coran, et de nombreuses miniatures persanes le montrent en majesté.  » Aucune religion n’est parfaitement iconoclaste ni totalement iconolâtre, tempère Odon Vallet, historien des religions. Dans le livre biblique de l’Exode, par exemple, il est interdit de fabriquer des images. C’est tout le sens de l’épisode de l’adoration du Veau d’or par les Hébreux. Mais, avec l’arrivée d’Alexandre le Grand, les Grecs ont apporté leurs statues et leurs mosaïques, et les synagogues ont eu leurs images païennes. Au viie siècle, un courant interdisant les images a traversé le monde musulman et chrétien. Les chrétiens sont sortis de cette crise en accrochant des vitraux aux cathédrales.  » Odon Vallet conclut :  » Au fond, ce n’est pas l’image qui est en cause ici, c’est l’irrespect !  » Dans l’affaire des caricatures, le Vatican fait savoir que  » le droit à la liberté de pensée et d’expression [… ] ne peut comprendre le droit de heurter les sentiments religieux des croyants « . Le rabbin Sitruk, plus fermement encore que la hiérarchie catholique française, a dit  » partager  » la colère des musulmans et jugé ces caricatures  » déplacées.  » Le psychanalyste Fethi Benslama, qui plaide pour un islam démocratique (Déclaration d’insoumission… Flammarion), exhorte, lui, les musulmans à se regarder dans le miroir danois :  » Si le Prophète de l’islam est l’objet de caricatures, c’est que des musulmans l’ont rendu « caricaturable », parce qu’ils ont accompli les pires exactions en son nom.  » Il se dit aussi  » sidéré  » que des musulmans protestent contre ces dessins, et non contre les gens  » qui, au nom de l’islam, égorgent devant les caméras de télévision et tuent des centaines de personnes par leurs bombes. Où sont les belles consciences ? »

Jacqueline Remy

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