Lady in red

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le professeur Françoise Tulkens.

Nichée au coeur d’une commune verdoyante de Bruxelles, Françoise Tulkens – tenue décontractée et polar blanc posé sur les épaules – reçoit dans son bel appartement de style art déco. Professeur émérite de l’UCL, vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg jusqu’en 2012, académicienne, présidente de la Fondation Roi Baudouin jusqu’en 2016, Françoise Tulkens est une baronne de l’establishment belge qui, à l’heure de la retraite, pourrait couler des jours tranquilles, allongée sur ses lauriers. Pourtant, elle n’arrête pas de présider des colloques, des commissions d’évaluation ou de rédiger des recommandations à la demande d’autorités diverses et variées. En matière de droits fondamentaux, son expertise et son humanisme font toujours autorité.

Dans son appartement, vous croisez des livres d’art, des tableaux ultracolorés sur des murs immaculés et des oeuvres dans tous les coins. Françoise Tulkens – qui aime à n’en point douter vous faire partager ses achats – se défend pourtant très fermement de faire collection.  » Non, ce ne sont que des petites choses de rien du tout, les collectionneurs, ça c’est différent.  » Et sur un ton de gai pinson, elle vous installe à une table au design clair et léger avant de préparer un café sous le regard attentif de deux grandes oeuvres de Jan Fabre.  » Avec quelques amis, nous avions constitué une cagnotte destinée à acheter chaque année une oeuvre d’art. Lorsque nous avons arrêté, des années plus tard, j’ai hérité de ces deux-ci « , explique-t-elle tout sourire dans son phrasé rapide.

 » J’adore l’art contemporain. J’aime énormément découvrir des artistes pas très connus et d’imaginer ce qu’ils vont devenir. Voir « en avant » en quelque sorte, ça me plaît terriblement. C’est bizarre, non ?  » s’enthousiasme-t-elle en déposant au passage une truffe préparée la veille par ses petits-enfants.

Que dira-t-on demain ?

Sa première oeuvre : un tableau de Marthe Wéry, une artiste belge découverte in situ dans son atelier, à l’occasion d’un vernissage.  » J’aime les peintres belges. C’est ridicule sans doute, d’autant que je me suis déjà assez fait reprendre par des professionnels qui n’arrêtent pas de me dire que l’art est universel, qu’il n’a ni frontière ni nationalité, mais c’est plus fort que moi, j’aime acheter des peintres belges et bruxellois. Sans doute parce que Bruxelles représente mon identité et que je me sens bien plus bruxelloise que wallonne ou belge. J’aimerais tellement que cette ville se développe plus, donc je m’investis dans des projets qui visent à la rendre plus belle, plus propre et plus intelligente. Par les arts surtout.  »

Pour en revenir à Marthe Wéry,  » elle utilise toujours la couleur seule (monochrome), ce qui nous permet, à nous spectateurs, d’y découvrir chaque fois quelque chose de différent, c’est magnifique ! Même si la couleur en est l’unique motif, ce tableau propose plusieurs niveaux de lecture sans vous distraire à travers mille personnages. C’est sans doute ça que j’aime le plus dans la peinture abstraite : libérée du récit, l’oeuvre ne vous apparaît que plus belle dans sa simplicité et sa clarté. Ici encore, je me demande comment ça va vieillir. C’est drôle mais cette question me chipote tout le temps, même en architecture où je n’ai aucune compétence. Quand je regarde un bâtiment, je ne peux pas m’empêcher d’en faire l’exercice. Maintenant, on les trouve moches et, dans dix ans, on dira que c’est chouette. C’est complètement fou ! Idem pour les questions sociales et politiques : que va-t-on nous reprocher dans dix ou quinze ans ? Regardez les réfugiés, on nous reprochera de nous être comportés comme des barbares en ne les accueillant pas davantage et on aura raison ! Tous les jours, nous assistons, à la télévision, à la mort de 200 personnes. Et on ne dit rien, on ne proteste pas… On constate juste. « Ah oui », et on change de chaîne.  »

Intarissable sur les droits fondamentaux, la politique migratoire ou l’épineuse question de la récidive, Françoise Tulkens est moins prolixe quand il s’agit de parler d’elle et d’art. Papa magistrat (il décède quand elle a 5 ans), cinquième d’une fratrie de six enfants, c’est sa mère qui élèvera seule la marmaille en veillant à ce que ses filles aient les mêmes droits que leurs frères, à commencer par l’accès aux études supérieures.  » Sans elle, je n’aurais sans doute jamais fait l’université. A l’époque, c’était très progressiste d’y envoyer ses filles. D’autant qu’elle a réussi à nous élever tous les six avec pour seul revenu sa pension de veuve. Je me demande toujours comment elle a fait.  »

Mille et une luttes

Premier souvenird’art ?  » Ce n’était donc pas à la maison… Nous n’avions que de vieilles choses et pas assez de moyens pour en acheter d’autres.  » Elle réfléchit et reprend :  » Je pense que mon premier souvenir d’art remonte à mes séjours linguistiques dans une famille à Amsterdam où ma mère m’a envoyée dès mes 14 ans. Je m’ennuyais à mort, alors je passais mes après-midis au Rijksmuseum et au Stedelijk museum. C’est amusant de constater qu’aujourd’hui, on n’enverrait plus une gamine de 14 ans toute seule à Amsterdam. Ici encore, les mentalités ont profondément changé.  »

A la sempiternelle question du choix des études de droit,  » comme son père « , Françoise Tulkens, loin de tout sentimentalisme, vous arrête :  » Sur les six enfants, quatre ont fait le droit et je n’ai, pour ma part, aucun souvenir de mon père. Non, j’aurais bien aimé faire l’histoire ou la physique, mais il y a eu la guerre d’Algérie, les tortures et le droit à l’autodétermination des peuples que quelques avocats défendaient. Pour moi, cela fut le déclic. Car faire le droit sans s’engager, ça n’avait pas beaucoup de sens pour ma génération. Après trois ans de barreau, je suis partie vers la recherche. Elle permettait d’aller plus loin que le constat de la délinquance, j’y voyais la possibilité de dépasser le fait pour poser la question du pourquoi et du comment. J’étais également très sensible à la question de la décriminalisation de certaines infractions, de sortir du cercle vicieux qui va de l’infraction à la prison pour retourner à l’infraction et à la prison. Toutes ces questions me passionnaient, plus encore qu’enseigner. Je ne sais d’ailleurs pas si j’étais un bon professeur ou non « , confie-t-elle dans un éclat de rire.

Elle enchaîne :  » La magistrature, je n’y avais jamais pensé et je m’en étonne encore moi-même. C’est en feuilletant par hasard le Moniteur belge que j’ai découvert l’appel à candidature pour la Cour européenne des droits de l’homme, et sans réfléchir, par instinct, j’ai postulé. Je peux vous dire que le premier jour à Strasbourg, je n’en menais pas large, je me demandais ce qui m’avait pris de me lancer dans cette aventure. Le bâtiment ressemblait un peu à un palais des mille et une nuits, c’était tellement impressionnant que j’osais à peine ouvrir la bouche lors de ma première assemblée plénière. Et puis, c’est devenu une expérience passionnante. Mes trois enfants me manquaient, mais s’ils n’avaient pas déjà quitté la maison, je n’aurais jamais postulé pour ce poste.  »

Sur la question de la carrière des femmes et des postes à haute responsabilité, Françoise Tulkens rappelle qu’en 1946, Simone de Beauvoir déclarait en substance que  » la partie était gagnée « , et constate qu’en 2016, c’est loin d’être le cas.  » On régresse et pas seulement sur le droit des femmes. Quelles qu’elles soient, lesdiscriminations augmentent (Françoise Tulkens fait partie de la commission chargée d’évaluer les lois antidiscrimination). J’avoue que la question des étrangers et des réfugiés me préoccupe beaucoup, sans compter l’Europe qui se détricote un peu plus tous les jours « ,pointe-t-elle avec un peu d’amertume.

La musique et les murs

Son second choix est une oeuvre de Maurice Wyckaert :  » Un peintre bruxellois – mais je ne vais pas trop insister sur ce point, ajoute-t-elle l’oeil complice – que j’adore. Emotionnellement, il me touche beaucoup. C’est un vrai bonheur que d’être confronté à cet éblouissement de matières et de formes ; les explosions de couleurs, ça me donne de l’énergie. Ça m’apaise aussi, beaucoup, mais n’allez pas croire que je suis nerveuse de nature, pas du tout.  »

La troisième oeuvre ?  » C’est difficile de n’en choisir que trois « , finit-elle par regretter en étalant des dizaines de cartes postales représentant ses tableaux préférés. Finalement, ce sera Alexander Calder.  » Pour valoriser Bruxelles, mais surtout pour la musique qui me passionne depuis toujours. Enfant, je jouais déjà du piano puis, à 18 ans, j’intégrais la chorale protestante où j’ai chanté pendant plus de quarante ans. Pour moi qui venais d’un milieu plutôt catholique (même si je ne le suis pas du tout), c’était fantastique de découvrir le monde protestant, progressiste et vigoureux mais sans être prosélyte. J’ai beaucoup aimé fréquenter ce milieu qui n’était pas le mien et qui n’avait rien à voir avec mon environnement professionnel. On chantait beaucoup de requiems. Non seulement le chant libère, mais faire partie d’une chorale vous apprend qu’un petit élément d’un tout permet de réaliser des grandes choses. En parallèle, j’ai découvert, fin des années 1980, le festival Ars Musica dédié à la musique contemporaine. J’ai tellement aimé ces concerts que j’ai conservé tous les programmes. Oui, la musique est sans conteste l’art que je mettrais par-dessus tout.  »

Et l’éminente juriste conclut :  » Si l’architecture est un art dans l’espace, la musique, c’est un art dans le temps. Dommage qu’on ne puisse pas la mettre sur les murs.  »

Dans notre édition du 18 novembre : Erik Orsenna.

PAR MARINA LAURENT • PHOTO : DEBBY TERMONIA

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