La voix du père

La Dodge, par William Cliff. Anatolia/Le Rocher (Anatolia), 110 p.

Il ne pouvait pas se douter qu’un de ses fils serait un jour poète, le père de l’homme qui a choisi de s’appeler William Cliff. Ni que ce fils emprunterait sa propre voix pour ressusciter un passé dominé par son besoin d’entreprendre, de  » s’étendre  » et, ambition plus exorbitante, de décider (parfois en vain) du bonheur des autres. Figure  » imposante  » au sens premier, à la fois généreuse et gloutonne, conquérante et encombrante. A l’instar de la Dodge, somptueuse bagnole acquise par ce médecin de campagne prospère (en route vers des ambitions et des horizons plus larges) pour visiter ses malades et trimbaler une famille qui comptera jusqu’à neuf enfants. Dont un, le quatrième, né pendant la guerre, est un  » minuscule garçon aux yeux bruns et aux grosses épaisses lèvres « ,  » bébé (…) trop calme, trop renfermé  » qui – dira encore le père –  » ne fichait rien à l’école  » et plus tard  » apprit des choses abominables. Des choses dont je préfère ne pas parler « . Ces allusions furtives sont pratiquement les seules où transparaît le futur auteur de Homo sum qui, lui-même, ne rompt le silence que dans une dizaine de lignes pour s’excuser, à visage découvert, d’avoir prêté au narrateur un discours qui, peut-être,  » lui donnerait de la colère à cause des erreurs et des distorsions d’optique dont il est entaché « .

S’il suggère à coup sûr une souffrance et, peut-être, une colère sourde ou le ressac d’une ancienne révolte que William Cliff éprouvait le besoin d’exprimer, ce roman-portrait, pour cruel qu’il soit, d’une cruauté en creux, ne relève en rien d’une charge haineuse. Il traduit à travers le discours paternel et une histoire très proche et personnelle, la réalité d’un univers étranger – autant qu’on puisse l’être – à sa propre sensibilité. Etranger aussi, par la force des choses, à la nature du poète en général, condamné à la solitude de vivre dans un monde qui ne le comprend pas et dont il ne comprend pas les fringales de pouvoir et de captation. On découvre en même temps une chronique familiale pleine de saveurs et de couleur au fil d’un texte admirable de simplicité, de force et de concision. Et dont le caractère poétique semble rayonner de l’intérieur, comme l’intention même de l’auteur tapi derrière ce discours. Intention que le parti pris d’honnêteté et de non-agression légitime et fortifie singulièrement.

Ghislain Cotton

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