La ville aux deux visages

De plus en plus cosmopolite, Bruxelles est très riche sur le plan de la production économique. Mais la capitale est plus pauvre que la Wallonie en termes de revenu par habitant. Coincée dans le carcan des 19 communes, elle peine à garder ses citoyens et à créer de l’emploi. Directeur à l’ULB de l’unité de géographie appliquée de l’IGEAT, le Pr Christian Vandermotten propose une peinture lucide de sa ville et des enjeux qu’elle doit désormais affronter. Entretien

Le Vif/L’Express : Lorsque vous dressez le portrait de Bruxelles, vous évoquez souvent son ambiguïté. Pourquoi ?

E Christian Vandermotten : Parce que Bruxelles a l’air riche mais elle est pauvre. Si l’on se base sur les statistiques européennes, qui divisent le produit de l’activité économique par le nombre d’habitants, Bruxelles est la deuxième ville la plus riche d’Europe, après Londres ! Le problème, c’est que de l’ordre de 60 % des actifs qui travaillent à Bruxelles n’y habitent pas mais résident en périphérie. En revanche, si l’on regarde le revenu par habitant, Bruxelles est une ville pauvre. Plus pauvre même que la Région wallonne… Bruxelles a le taux de chômage le plus élevé du pays (environ 22 %) et, pis, ne réagit même plus quand la conjoncture s’améliore. Le chômage bruxellois est devenu structurel. C’est lié en partie à sa population, mais cela tient aussi au fait que l’économie bruxelloise, si elle est prospère, est aussi peu créatrice d’emplois.

Parce qu’il s’agit essentiellement d’une économie de services ?

E Bruxelles, comme d’autres grandes villes, n’échappe pas à la nouvelle réalité mondiale. Le problème n’est plus d’ échanger de l’information, ce qui peut se faire avec l’Inde, mais de la fabriquer. La banalisation des moyens de communication augmente, paradoxalement, la concentration de certaines activités sur les n£uds – les grandes villes – où se fabrique réellement l’information. Or, vu les prix de l’immobilier urbain, ce ne sont que les activités très productrices de valeur ajoutée, nécessitant beaucoup de relations inter-entreprises et de  » face-à-face « , qui acceptent de payer ces prix-là. Voilà pourquoi les grandes villes drainent nombre d’entreprises qui créent beaucoup de valeur mais assez peu d’emplois.

La présence européenne est pourtant un atout…

E Pour l’économie régionale, oui. Pour les finances, pas sûr. Car le niveau de vie et les prix de l’immobilier poussent à l’exode les jeunes ménages et les classes moyennes. Ce qui signifie moins de rentrées financières pour la Région. Le financement des Régions est essentiellement lié aux revenus des personnes qui y résident, ce qui pénalise la capitale. D’autant que les fonctionnaires européens et les personnels à statut diplomatique n’y paient pas d’impôt.

Taxer les personnes d’après leur lieu de travail serait une solution ?

E Bien sûr. Et elle est régulièrement évoquée par les autorités bruxelloises. Mais sans illusion. La Flandre et la Wallonie s’y opposeraient. Pourtant, il s’agirait simplement d’appliquer à Bruxelles les règles européennes qui, dans la plupart des cas, taxent les gens d’après leur lieu de travail. Ce qui serait d’autant plus légitime que la Belgique est constituée de trois quasi-Etats…

Comme c’est impensable politiquement, n’y a-t-il pas d’autres moyens d’oxygéner financièrement Bruxelles ?

E La sagesse serait de développer une communauté métropolitaine qui engloberait Bruxelles et sa grande périphérie. Il n’est pas nécessaire pour cela de revoir les limites des Régions : que les politiques se rassurent ! Mais cela impliquerait une vraie coopération, avec le financement commun de certains programmes et une structure de concertation transrégionale. Cela se fait bien au niveau international : en Silésie, la République tchèque et la Pologne ont mis en place des structures transfrontalières… Mais peut-être que, chez nous, une telle coopération ne sera vraiment envisageable que le jour où la Belgique aura éclaté !

Sans une réelle coopération interrégionale, c’est l’étouffement programmé de Bruxelles ?

E Probablement. Pour l’instant, la grande périphérie, l’hinterland bruxellois, voit affluer les hauts revenus et les entreprises. Ces transferts vident Bruxelles et il est à craindre que, sans strictes mesures d’accompagnement, le futur RER amplifie le phénomène. Les communes brabançonnes, qu’elles soient flamandes ou wallonnes, se moquent de cet appauvrissement. A terme, elles ont tort. Elles oublient que si l’économie périphérique se développe (Zaventem a le taux de croissance le plus élevé du pays), c’est grâce à l’effet d’attraction de Bruxelles. Les Régions flamande et wallonne n’ont aucun intérêt à un écroulement de l’économie bruxelloise.

Parce qu’elles en seront les victimes collatérales ?

E Evidemment. La richesse économique produite à Bruxelles représente 19 % du PIB national ; le revenu des Bruxellois, 9 %. Cela signifie donc que 10 % du PIB belge, produit à Bruxelles, est transféré vers la Flandre (2/3) et la Wallonie (1/3). Tout appauvrissement bruxellois pénalise donc les trois Régions…

La Flandre est ambiguë à ce propos…

E Et comment ! D’un côté, elle veut reconquérir Bruxelles. Mais, de l’autre, elle l’étouffe. La Flandre a un long passé de méfiance à l’égard de la ville. Avant la Contre-Réforme, elle était le lieu des protestants. Et, à la fin du xixe, elle accueille les libéraux, les francs-maçons, le pouvoir de l’Etat. Or si, à l’origine, le mouvement flamand est libéral et bruxellois (je pense à Hoste ou à Buls), il va devenir très vite à dominante catholique, conservateur et rural. Bruxelles, capitale de la Flandre ? C’est un coup de marketing pour développer sa propre économie. D’ailleurs les Flamands ne connaissent pas Bruxelles et y trouvent peu de relais auprès des Flamands de Bruxelles.

Il n’empêche que l’on voit mal la capitale se développer sans la coopération avec les deux autres Régions…

E D’autant plus que le développement de la périphérie génère un trafic de plus en plus imposant et de plus en plus anarchique. Une raison de plus pour repenser tout l’espace urbain et périurbain. Il faut un plan directeur de l’ensemble. Que les bus des Tec et De Lijn ne viennent plus s’engluer dans la ville par exemple, mais rejoignent des têtes de pont de la STIB ou de la SNCB.

Sur le plan social, quelle est l’évolution de Bruxelles depuis deux décennies ?

E Même si sa population augmente, la ville continue à perdre ses habitants vers la périphérie. Le départ des classes moyennes avec enfants s’est même accentué l’an passé : un bilan négatif de près de 10 000 habitants avec la périphérie en 2004. Le prix du crédit, très bas, et de l’immobilier, qui a grimpé, explique en partie ces départs.

En termes d’emploi, la situation n’est pas brillante non plus. Quelles pistes envisager ?

E Il faut que l’économie bruxelloise remarche sur deux jambes. Pour l’instant, il n’y en a qu’une qui fonctionne, c’est l’économie  » d’en haut « , dont nous parlions en début d’entretien. En revanche, l’économie  » d’en bas  » est trop peu développée. Il y a une série de secteurs qui auraient besoin de davantage d’attention de la part des politiques : le commerce de détail et l’horeca, par exemple, car ces activités utilisent beaucoup de main-d’oeuvre peu qualifiée, qui réside près de son lieu de travail. Voilà un gisement à exploiter. Les services non marchands en constituent un autre. Contrairement à ce que l’on dit, les secteurs non marchands fabriquent de la valeur ajoutée. Renforcer le non-marchand, c’est donc mettre des gens au boulot dans les quartiers, réduire les tensions sociales…

Certains quartiers, notamment dans le centre, donnent pourtant le sentiment de revivre, de se repeupler…

E Cela, c’est ce que l’on appelle la gentrification, du mot anglais  » gentry « . Il s’agit de la réappropriation de quartiers centraux défavorisés par une certaine classe moyenne, qui ne dispose pas forcément d’un grand capital financier mais plutôt d’un capital social : il s’agit de 18-30 ans, d’artistes, d’intellectuels, de célibataires  » branchés « … Cela se traduit aussi par le phénomène des lofts. On pense au quartier de la Bourse et de la rue Dansaert, devenu le  » quartier flamand « , même si les néerlandophones y sont tout aussi minoritaires qu’ailleurs. En fait, c’est un processus qui concerne essentiellement des francophones et des étrangers : des cadres privés, des fonctionnaires européens. Or la gentrification s’amplifie à Bruxelles et avance dorénavant vers l’ouest, vers le canal, du côté de Tours et Taxis. Je pense aussi aux alentours du parc Josaphat, à Schaerbeek, mais aussi à certains quartiers d’Ixelles, d’Etterbeek…

C’est un phénomène plutôt sympathique, non ?

E Oui, mais une fois de plus, la réponse doit être nuancée. Beaucoup de ces  » gentrificateurs  » ne sont pas riches, mais cela suffit pour augmenter les prix d’un quartier et modifier toute une structure sociale. Les plus pauvres sont donc de plus en plus concentrés dans certains quartiers, qui deviennent des ghettos. C’est explosif à terme…

La rénovation urbaine est donc une arme à double tranchant ?

E L’aspect urbanistique de Bruxelles est meilleur aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Ce n’est pas un hasard. De manière dite ou non dite, les politiques menées tendent à assurer le maintien, voire le retour dans la capitale, des classes moyennes. C’est la démarche de pratiquement tous les partis. Bruxelles-ville en est un bon exemple, sous l’influence d’Ecolo notamment. Mais refaire le pavement, élargir le trottoir et mettre des petits potiquets, c’est préparer la gentrification : vous allez très vite voir apparaître des glycines sur les façades et des volets repeints en bleu ou en jaune. Tout cela fait une ville très sympathique, mais je ne suis pas sûr que cela résolve les problèmes sociaux.

Il ne faut quand même pas condamner la rénovation…

E Bien sûr que non. Mais il faut y associer une politique plus souple qui encouragerait les gens à rénover leur logement de manière plus individuelle et plus spontanée. Beaucoup de primes impliquent l’appel à des architectes, à des entreprises agréées, à des factures. En pratique, dans les quartiers défavorisés, les gens rénovent tout seuls ou avec leur famille, en se fournissant au Brico. Inventons des formules moins rigides, qui encouragent l’autorénovation.

La comparaison avec d’autres métropoles vous permet-elle de faire un pronostic sur l’évolution de Bruxelles ?

E C’est difficile. Dans les villes méditerranéennes et françaises, les riches sont, historiquement, au centre et les pauvres en périphérie. Dans les villes anglo-saxonnes et de l’Europe du nord-ouest, c’est plutôt l’inverse : les pauvres au centre, les riches à l’extérieur. Bruxelles s’inscrit plutôt dans ce modèle-là. Comment tout cela va-t-il évoluer ? Dans les faits, Bruxelles devient de plus en plus cosmopolite tout en accueillant une importante population étrangère ou d’origine étrangère à faibles revenus.

Depuis le milieu des années 1990, l’immigration étrangère a fortement augmenté. C’est grâce à elle d’ailleurs que la population bruxelloise a pu résister en termes démographiques. Bruxelles compte aujourd’hui 26 % d’étrangers, mais ce chiffre n’a plus de sens, puisque bien des immigrés  » sociologiques  » sont désormais belges, de naissance ou par acquisition de nationalité.

L’immigration peut être une richesse…

E Oui, mais il y a une grande différence entre les immigrés d’il y a trente ans et ceux d’aujourd’hui. Les Espagnols de Saint-Gilles, par exemple, ont débarqué dans le bas de la commune et puis, insertion aidant, ont gagné le haut. Or l’immigration actuelle se retrouve dans des conditions économiques très différentes. Il y a beaucoup moins de possibilités d’emplois officiels. Beaucoup de Marocains ont autrefois été appelés par la STIB et se sont intégrés. Mais tout cela n’est plus vrai aujourd’hui. Reste essentiellement pour les immigrés l’emploi au noir, l’économie informelle, sans espoir de promotion sociale. Et, pour bien des jeunes,  » nouveaux Belges « , le chômage. Cela encourage inévitablement le repli communautaire, identitaire, avec des dérives ethniques ou islamistes, qui n’existaient pas à l’époque des premiers immigrés. Ceux-là sont d’ailleurs souvent en rupture avec leurs enfants, qui sont au chômage, qui se sentent discriminés, même s’ils ont une carte d’identité belge…

Tout cela est plutôt pessimiste…

E Disons que cette vision renforce l’impérieuse nécessité d’un travail de terrain, avec le développement de l’intégration par le travail au niveau local essentiellement. Les politiques ont tout intérêt à investir ce créneau car les émeutes, comme il y en a eu quelques années, ne sont pas attractives pour ceux qui veulent promouvoir l’économie bruxelloise. Une ville durable ne peut être caractérisée par des tensions sociales inacceptables… l

Entretien : Stéphane Renard

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