La ville assiégée

A cause du procès de Marc Dutroux, Arlon attire tous les regards. La plupart de ses habitants se seraient bien passés de cette mauvaise publicité, même si certains en tirent impudemment profit. Reportage

A lea jacta est ! Le sort en est jeté pour l’ancienne cité romaine qui, du haut de sa butte, se verra bientôt assaillir par des hordes de barbares des temps modernes. Les Arlonnais retiennent leur souffle. Le 1er mars prochain, les rues d’une des plus vieilles villes de Belgique risquent de ressembler à celles du centre de Bruxelles à l’heure de pointe, un jour de manifestation des agriculteurs. Journalistes, policiers, avocats, comités blancs, badauds encombreront le c£ur d’Arlon, habituellement si paisible et sans histoires. On le sait depuis plusieurs années : le procès de Marc Dutroux et consorts doit se tenir devant la cour d’assises du Luxembourg, car c’est à Bertrix que l’enquête sur l’enlèvement de la petite Laetitia Delhez a démarré. Le chef-lieu de la province a donc le triste privilège d’accueillir ce que d’aucuns appellent déjà le procès du siècle.  » C’est tombé sur nous, soupire un restaurateur de la place Léopold avec un mélange d’amertume et de résignation. Il faut assumer…  »

Bien que sollicité de toutes parts à quelques jours du début de la session d’assises, le bourgmestre Guy Larcier (PS), lui, feint de ne pas trop s’inquiéter. Il répète inlassablement son leitmotiv à l’encan :  » Procès ou pas, la vie continue à Arlon !  » Le carnaval aura bien lieu dans les rues du centre-ville, à la mi-mars, de même que la fête du Maitrank, au mois de mai. Au marché hebdomadaire de la place Hollenfeltz, les maraîchers semblent plus sceptiques.  » Tout ça ne nous apportera rien de bon, soupire un vendeur d’olives. Ce procès nous gonfle, alors même qu’il n’a pas encore commencé. Regardez ! Les comités blancs commencent déjà à nous bombarder de leurs tracts.  » Et de brandir une affichette ocre avec les portraits des jeunes victimes du pédophile.

Assises sur les marches d’un snack, trois adolescentes avalent un sandwich.  » Le procès ? Oui, on en débat en classe avec le prof de sciences sociales, dit l’une d’elles. Nous sommes en troisième à l’institut Sainte-Marie, juste à côté du palais de justice. Jusqu’ici, on ne se rendait pas vraiment compte que Dutroux se trouvait à la prison d’Arlon. Maintenant qu’on en parle autant à la télévision, ça nous fait bizarre.  » Mais ce qui effraie le plus les écolières, c’est qu’il paraît que le centre sera barricadé pendant trois mois :  » On ne pourra plus monter en ville quand on veut !  » Un employé d’une agence de voyages, lui, se plaint de la sévérité soudaine des policiers qui, depuis quelques semaines, verbaliseraient systématiquement tous les véhicules mal garés :  » Nous allons le payer cher ce procès et nos clients aussi !  » Les rumeurs vont bon train. A la sortie du GB, en face du marché, un vieil Arlonnais nous assure que la commune tirera profit de toute cette histoire :  » Il paraît que le bourgmestre va mettre des voitures à la disposition des journalistes étrangers pour 70 euros par jour…  » Interrogé, un policier qui veille au grain sur la place Hollenfeltz, se montre muet comme une carpe :  » Il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints « , plaisante-t-il pour se dédouaner. Il a visiblement reçu des consignes.

Dans son bureau de maïeur,  » Dieu  » paraît sincèrement consterné.  » Je ne comprends pas qu’il y ait encore autant de racontars, car nous avons organisé différentes rencontres avec les riverains du palais de justice, les commerçants et ensuite tous les Arlonnais qui souhaitaient avoir des informations sur le procès et ses conséquences, explique Guy Larcier. Certains imaginent que la ville sera totalement fermée, c’est tout à fait faux. En dehors des périmètres de sécurité prévus autour du palais de justice, il n’y aura pas de dispositif particulier. Les policiers n’ont reçu aucune nouvelle instruction à propos des parkings, depuis les contrôles plus rigoureux de l’année passée. Et je ne vais certainement pas louer des voitures aux journalistes étrangers. Il y aura suffisamment de problèmes de circulation, comme ça !  »

Côte d’Azur

Les rues de la ville risquent, en effet, d’être saturées, surtout au début du procès, et ce malgré les parkings de dissuasion ouverts aux entrées de la ville pour l’occasion. Le bourgmestre espère que les badauds, friands de sensationnalisme, seront vite découragés par les barrières Heras bâchées (2 mètres de hauteur) qui ceintureront le bâtiment B du palais de justice et par la centaine de policiers fédéraux dépêchés à Arlon pour assurer le maintien de l’ordre à l’intérieur de ce périmètre de haute sécurité. Il sera absolument impossible d’apercevoir les accusés. Se déplacer jusque-là uniquement pour admirer l’affreuse construction toute neuve en verre noir de la justice arlonnaise sera effectivement une perte de temps. Deux autres périmètres de sécurité sont également prévus pour la presse audiovisuelle qui débarquera avec des studios-conteneurs sur la place Schalbert. Cela dit, au vu des 1 250 accréditations accordées par le ministère de la Justice aux journalistes, on se demande où l’on va caser tout le monde. Dans la salle d’audience même, 15 places seront disponibles pour les médias. Deux plateaux de 200 places avec écrans géants seront installés dans le bâtiment annexe. On est loin du compte… Il y a de la bousculade à prévoir.

Si les Arlonnais se sentent les otages de ce procès  » infamant « , certains d’entre eux n’en perdent pas le nord pour autant. Un restaurateur n’a pas hésité à demander à la commune de pouvoir installer une baraque à frites juste derrière le palais de justice. Il s’est fait aussitôt éconduire. Quant aux offres de location d’appartements pour la durée du procès, elles ont envahi les boîtes e-mail de toutes les rédactions. Certaines ont atteint des sommets d’indécence. On trouve des marchands du temple dans toutes les villes. Depuis plusieurs semaines, Arlon Carrefour, le toutes-boîtes local, consacre à ces annonces particulières une rubrique spéciale  » Procès Dutroux  » !

De l’aveu même du bourgmestre, un couple à la retraite se paie trois mois de vacances à la Côte d’Azur, à partir du 1er mars, avec l’argent que leur rapporte la location de leur propre appartement à des journalistes. Mais gare au retour de manivelle ! Les contrôleurs des contributions pourraient s’intéresser de près à toutes ces locations de meublés, pour lesquelles le code des impôts impose une lourde TVA. En dehors de ces quelques excès, il n’y a pas de flambée des prix à Arlon. Bien au contraire.  » Le marché locatif est plutôt en baisse dans la région « , nous confie le gérant d’une agence immobilière, dont l’une des offres en vitrine concerne un appartement situé rue Seyler, juste en face du palais de justice, à un prix tout à fait raisonnable. En outre, l’armée belge a mis à disposition les dortoirs flambant neufs du camp militaire Bastin pour les policiers, les avocats et les témoins au procès qui souhaitent y loger.

Les hôtels, eux, affichent complets depuis belle lurette. Il faut dire qu’Arlon ne dispose que d’environ 150 chambres. Aucun établissement ne fait mine de vraiment profiter de la situation. A l’hôtel-brasserie L’Ecu de Bourgogne, les patrons ont même proposé le gîte et le couvert gratuits aux parents des victimes durant tout le procès. Cette largesse a été relatée en abondance par les médias. Il ne faut pas forcément y voir malice. Liliane, la patronne de cet hôtel familial vieillot, paraît franchement généreuse, même si elle ne dédaigne pas d’apparaître sur le petit écran. Ce jour-là, la télévision finlandaise et une équipe de TF 1 sont venues la filmer. A 20 heures, il fallait être sourd pour ne pas entendre la voix de Patrick Poivre d’Arvor sortir du téléviseur au-dessus du bar de la brasserie. Voilà un petit plaisir qu’on ne peut tout de même pas reprocher aux Arlonnais. Pour une fois qu’on parle d’eux…

Horrifié par le titre d’un journal flamand ( » Dutroux City « ), Guy Larcier craint que le nom de sa ville reste associé à celui de Marc Dutroux, qu’il évite d’ailleurs de prononcer. A tous les journalistes qui viennent le voir, il donne rendez-vous dans trois mois. Après le procès.  » Je vous montrerai tout ce qu’il y a de beau à Arlon.  » A bientôt, Monsieur le bourgmestre !

Thierry Denoël

Le bourgmestre d’Arlon craint que le nom de sa ville reste associé à celui de Marc Dutroux, qu’il évite d’ailleurs de prononcer

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