» La vie, c’est traverser des frontières « 

Il est l’une des valeurs fortes de la littérature américaine. Dans Canada, son héros, Dell, obligé de s’exiler, doit apprendre à rebondir et à affronter la violence d’une solitude imposée. Interview.

Le Vif/L’Express : Est-ce que l’écriture vous interpelle sur la question de  » vérité  » ?

Richard Ford : La vérité est quelque chose d’artistique et de poétique. Les écrivains ont une autre vision, quelque chose doit être découvert ou plutôt imaginé. Ils perçoivent les choses plus justement car ils savent quelle est leur propre vérité. Tous les romans sont prévisionnels : celui-ci se termine en disant  » On essaie, tous tant que nous sommes. On essaie « . Or nous devons admettre que nous échouons. Tant les pays que les humains sont inconstants, narcissiques, hypocrites. Impossible de compter sur eux, parce qu’ils manquent de sincérité. La plupart des romans sont politiques, puisqu’ils consistent à envisager la vie de façon décalée. Je n’ai pas une vue progressiste de l’Histoire, mais de l’être humain, oui. Il est essentiel de toujours s’améliorer, or je suis intrigué par la façon dont certains se limitent dans l’existence. Parfois on l’endure, mais quelques-uns parviennent à attraper les opportunités pour l’améliorer.

Pourquoi votre roman nous montre-t-il la famille au bord de l’implosion abyssale ?

Parce qu’il s’agit d’une thématique forte. Ici, les parents commettent un acte fou (un hold-up dans l’espoir de rembourser un créancier) et tout explose (le braquage échoue et ils sont arrêtés). Mon héros, Dell, en subit les conséquences toute sa vie (il choisit de fuir pour éviter le placement dans un orphelinat), mais en dépit de cela, il continue à aimer ses parents. Ayant hérité de leurs valeurs, il croit en la famille, l’éducation et l’affection pour autrui. On doit voir la cellule familiale de ce garçon comme étant bonne et normale, sinon on passe à côté de l’histoire. Celle d’un couple qui n’imaginait pas faire une erreur irréparable. Comment se préserver une fois que tout éclate ? A quoi s’accrocher quand plus rien n’est sûr ? Tout comme les jumeaux du roman (Dell et sa soeur Berner), certains se dirigent vers la lumière, d’autres vers l’ombre.

Que signifie  » devenir un criminel  » ? Cette possibilité se trouve-t-elle en chacun de nous ?

Je pense qu’on flirte clairement avec les frontières de l’acceptable et de l’inacceptable. Parfois on franchit celles-ci en raison d’un manque de chance ou de jugement. Dans mon roman, les parents ne mesurent pas les séquelles qui risquent de résulter de leur action. Ils sont à l’image de la loi américaine, qui prévoit qu’un enfant de 15 ans peut être jugé comme un adulte. C’est draconien ! Je pense que les ados et les adultes peuvent être réhabilités, à condition qu’ils comprennent la gravité de leurs actes. On peut dès lors les ramener aux frontières de l’acceptable. En fonction des circonstances, chacun de nous est capable de tout, mais on n’a qu’une vision partielle de nos actions. Cela peut causer notre perte ou notre réussite…

Que représente le fait d’être Américain, autre question que pose ce roman ?

J’ai écrit dix livres qui parlent de cela, il m’est donc impossible de m’écarter de ce sujet ou de le résumer. Etre Américain m’a encouragé à faire quelque chose de bien dans ce monde. Mon histoire personnelle est belle, mais pour d’autres gens c’est nettement plus compliqué. Je pense par exemple aux pauvres, aux infirmes, aux afro-américains ou aux musulmans… Néanmoins, je suis d’avis – comme je l’écris dans ce livre –  » que la beauté de ce pays est de pouvoir s’installer où on veut, qu’on soit né ici ou non « . Tout comme l’Australie, il s’agit d’une terre vaste, même si elle se compose de clans et de gangs. L’Amérique est fondée sur la promesse de pouvoir être ou de pouvoir devenir quelqu’un d’autre, quitte à oublier sa famille ou son passé.

Le père de votre protagoniste travaille dans l’Air Force avant de dégringoler au plus bas dans la société. Incarne-t-il le déclin du héros américain ?

Mes romans ne se veulent pas métaphoriques. Celui-ci parle avant tout de la façon dont le passé préfigure l’avenir et l’instinct humain. Ce n’est que petit à petit, qu’on apprend à rendre le passé moins important, surtout historiquement. Ainsi, l’Amérique a été fondée par les Blancs qui ont fui l’Histoire, mais cela ne les a guère bien servis par la suite. Cette poussée en avant est liée à une échappée vers autre chose. J’y vois un phénomène humain essentiel, celui de rendre le passé moins responsable, afin de mieux pouvoir envisager le présent et l’avenir. Sinon, on devient défaitiste au point de ne plus pouvoir contrôler sa vie. On peut estimer que l’Amérique a une relation incomplète à son passé. Il est vrai que les Américains veulent aller vers la nouveauté absolue, or cette quête est vaine même s’il me semble fondamental d’améliorer l’avenir. Je ne dirais pas que les Américains ont peur de lui, au contraire, beaucoup d’entre eux ont faim du futur. Quoi qu’il en soit, ce qui m’intéresse dans la nature humaine, c’est le drame car il implique tant de conséquences… Il induit aussi l’envie d’assumer ses comportements et ses responsabilités.

A force de déménager sans cesse, votre héros, Dell, se demande finalement quelle est sa place dans ce monde. Et vous ?

L’un des accomplissements de la vie consiste à savoir où l’on se sent à la maison. Cela semble dur pour tout le monde d’entreprendre ses propres choix, au lieu qu’ils soient déterminés par la naissance ou les autres. J’ai grandi au sud des Etats-Unis. La plupart de mes amis sont restés dans le Mississipi, mais moi j’ai voulu découvrir différents lieux. Parfois, ces pertes de temps paraissaient confuses, or elles m’ont finalement permis de me trouver. Ma culture est la contre-culture ! C’est pourquoi j’aime y placer mes personnages. Dell construit sa ligne de vie en choisissant de ne pas être Américain. Il désire devenir Canadien car ce pays représente un refuge tolérant, où il n’est pas jugé. Là-bas, il peut laisser le passé derrière lui, alors qu’en Amérique sa vie aurait été brisée par le drame qu’il a vécu. S’il résiste, c’est parce qu’il sent qu’il doit se trouver lui-même. Je suis, hélas, moins aventurier et imaginatif que lui (rires).

Qu’elles soient géographiques ou intimes, les frontières sont au coeur même du livre. Pourquoi ?

Les frontières sont aussi arbitraires qu’artificielles. Elles représentent une schématisation dans nos existences si chaotiques. La vie consiste à traverser des frontières, celles qui font de nous des êtres humains. Même si elles sont temporaires, elles nous permettent d’y voir plus clair.

Canada, par Richard Ford, L’Olivier, 478 p.

Par Kerenn Elkaïm, à Paris

 » L’Amérique est fondée sur la promesse de pouvoir être ou de pouvoir devenir quelqu’un d’autre, quitte à oublier sa famille ou son passé  »

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