La tumeur de vivre

Dans Crâne, un récit vertigineux, qui a l’audace cruelle d’être drôle, l’écrivain et prix Rossel 2012 Patrick Declerck se confie à la mort, lui, le survivant d’une tumeur au cerveau. Pour Le Vif L’Express, il dévoile les émois corporels et poétiques de l’opération qu’il a subie il y a deux ans : réalisée éveillé et crâne ouvert.

Le Vif/L’Express : C’est une question théorique, quasi ridicule, à l’image de votre personnage dans Crâne. Mais comment allez-vous, Patrick Declerck, depuis cette opération ?

Patrick Declerck : Je vais bien, là n’est pas le problème. On sait que les tumeurs au cerveau ne disparaissent jamais totalement, c’est-à-dire que tout cela repousse lentement mais sûrement. Il y a diverses possibilités thérapeutiques, et comme je l’explique dans le livre, les pronostics sont indéterminés. Le taux de mortalité avoisine les 100 %, mais je ne sais pas très bien quand la question se posera effectivement.

Dans Crâne, vous vous mettez volontairement en scène, sous les traits d’un double fictionnel, un personnage mi-shakespearien, mi-groteste, celui d’Alexandre Nacht. Pourquoi ce recours ?

D’abord, j’avais beaucoup de résistance, plus que pour les autres livres, à écrire ce texte. Je trouvais obscène de me raconter, de me dévoiler dans ces positions ridicules et hospitalières. Mais il y avait tout de même le simple goût de la protestation, celui de rire à travers tout de ma situation. Je me suis entêté dans cette optique, en voulant dire beaucoup de choses sur moi-même, tout en protégeant mes proches. C’était dès lors plus facile de passer par ce personnage pour parler d’une partie de mon expérience, d’une partie de moi-même. On ne peut pas tout raconter, pas parce que c’est insupportable, ou inacceptable, mais simplement parce qu’il faut prendre une certaine distance par rapport à la réalité. C’est la raison pour laquelle je me suis mis à écrire ce livre relativement tardivement après cette opération. Il fallait la métaboliser, il fallait en faire un objet, la réfléchir. Puis, je mettais en scène l’éventualité, ou le fantasme, de ma propre mort. C’était plus facile pour moi de rester froid, comme auteur, face à un autre lui-même. Cela facilite la pensée, le style, et permet d’éviter, ce dont je me méfiais par-dessus tout, de tomber dans une espèce de pathétisme gnangnan qui m’énerve moi-même.

Vous écrivez que la réalité de cette opération est encore bien plus insolente. La fiction permet-elle de mieux aborder ce vertige que la maladie ou la mort ?

Ce qui m’intéresse, c’est la tentative de philosophie, y compris quand la mort est imminente. Si on doit me résumer, je suis un vieil étudiant de philo, même si j’ai été anthropologue ou psychanalyste. Au fond, à travers tout, je pense que les questions fondamentales se posent, et que j’écrive sur cette tumeur au cerveau et l’opération qui en découle, ou sur les SDF comme je l’ai fait jadis, c’est la même quête : qu’est-ce qu’on fout là, et où se trouve le sens, si le sens existe… Qu’il s’agisse de moi ou d’un autre est tout à fait secondaire, pour ne pas dire dérisoire…

Il y a un vertige comique permanent dans le parcours que vous dressez. Finalement, on retrouve une noire jouissance quand le pire se rit du pire…

Oui, cette jouissance est tout à fait possible parce que je ne crois pas à l’espoir. Depuis que je suis adulte, j’ai toujours été méfiant, et cela n’a rien à voir avec ma tumeur au cerveau. Je n’ai aucun espoir, vraiment aucun. Avant d’entrer à l’hôpital, j’ai voulu absolument visiter Auschwitz parce que je voulais bien m’assurer que je ne m’étais pas trompé dans mes doutes quant à l’humanité en général. Ce fut le cas… Pourtant, après l’opération, une fois libéré de cette espèce d’attente infinie d’un mieux qui ne vient jamais, les micromoments de sens, de beauté, de vivant deviennent d’autant plus précieux, d’autant plus ravissants, d’autant plus extraordinaires, qu’ils sont comptés. On gagne considérablement, en fait. Ce qui s’est accéléré depuis cette opération chirurgicale, c’est le sentiment profond de cette appartenance au vivant, et ce qui s’est passé, c’est vraiment passé, et qu’on soit pardonné ou pas dans un jugement dernier qui n’existe pas, cela ne change absolument rien…

Dans le récit, en plein milieu de l’opération, vous dites d’ailleurs que vous ne vous êtes jamais senti aussi vivant, avec une véritable maîtrise de vous, que ce soit au niveau du corps ou du langage.

C’était, et ça reste une vraie surprise alors que j’avais passé une nuit sans dormir, et à lire Hamlet, parce que je ne voulais pas partir sans ça. C’était une gaminerie narcissique, au fond, mais il y avait surtout une protestation de fusillé là-dedans. Mais pour le reste, quand je suis entré dans l’opération, attaché de partout, ça devenait de la pure biologie, et je n’en tire aucune fierté, aucune revendication. Ce qui était étonnant, c’était cette rage froide, en étant absolument concentré dans cette opération qui était vraiment une opération de survie. A ce moment-là, je ne me posais plus la question de savoir pourquoi et comment je survivrais. C’était vraiment hic et nunc. J’ai tout supporté avec une aisance surprenante alors que je suis un type assez mou… Là, il y a eu une protestation de la chair, du corps, et j’ai été surpris de cette protestation du vivant qui voulait tout faire pour ne pas crever, même s’il ne savait pas vraiment pourquoi il ne fallait pas crever.

Même si le gain est médiocre, écrivez-vous. Ce n’est pas tant un corps qu’il faut sauver, mais c’est surtout survivre le temps qu’on peut.

Oui, sans discuter. Il faut tenir pendant des heures, et sortir debout de cette histoire. Là, j’étais surpris de voir la violence de cette pulsion, de cette protestation de ma propre viande. On n’allait pas se laisser avoir comme cela. C’était surprenant, ce vouloir-vivre.

Il y a aussi ce moment, où en pleine opération, le crâne ouvert, vous vous mettez à réciter Macbeth devant les médecins.

Ça m’a touché de voir ces médecins en train de faire des choses très compliquées s’arrêter tout d’un coup et me faire cet honneur incroyable de me donner le temps de réciter Shakespeare alors que j’ai la moitié de la peau du crâne tournée comme une pizza sur la tête… C’est extraordinaire, extrêmement généreux aussi, dans ce décor improbable. C’était mon heure de gloire d’interprète shakespearien, qui a duré à peu près quarante secondes. J’ai essayé de faire mon petit possible, comme disait ma grand-mère. Et je continue de faire mon petit possible depuis.

Dans ce petit possible, vous dites que votre lucidité, c’est votre honneur. Même si le réel est un triste sire, il y a la volonté de garder cette lumière qui fait que l’on reste un homme, même si on n’est plus, après une telle opération, qu’un survivant.

Oui, c’est d’autant plus précieux. Une des questions que je me suis posée dans cette affaire, avant même qu’elle ne commence, c’est la question du courage. Comment fait-on ? Qu’est-ce que ça veut dire être courageux ? Je n’ai pas trouvé la réponse. Je pense d’ailleurs que je ne suis pas courageux parce que cette réponse ne vient jamais. Je me suis aussi posé la question du suicide, et je me la pose toujours. A côté de mon bureau, il y a toujours un fusil de chasse parce que je n’aime pas les comités, je n’aime pas demander la permission. Je sais qu’il y a des moments où il faut partir, où on n’a rien à gagner à rester, car tout n’est que pire. Un des pièges de la médecine qui peut faire tant et tant de choses, c’est son pouvoir de prolonger la vie au-delà de tout, de tout sens, de tout bénéfice, et cela je n’en veux pas. D’avoir cette possibilité de partir m’apaise parce que c’est au moins le fantasme de croire que c’est moi qui décide.

Donc vous êtes toujours dans cette vigilance furieuse, en étant sans cesse à la fois le lapin et le chasseur du réel et de vous-même…

Ça ne changera pas. Il est même possible que ça s’empire quand je regarde mon fonctionnement psychique. Cette expérience de chirurgie éveillée a plus encore contribué à me confronter à ma réalité inexorable de ma propre mort. Je ne suis plus tout à fait un vivant, je suis un survivant, et je ne pourrai jamais oublier que je vais mourir. Vous me direz que c’est une tarte à la crème philosophique, mais je pense que la normalité de la vie, c’est d’avoir le luxe de pouvoir oublier la mort, sa propre mort. Paradoxalement, alors que ma durée de vie potentielle après cette opération est plus large qu’avant, je suis pénétré par la présence constante de l’idée de ma mort depuis cette opération. C’était, je crois, le prix à payer.Cette expérience est liée à mon propre psychisme évidemment, mais je sais qu’il y a là une sorte de non-retour.

Crâne, par Patrick Declerck, Gallimard, 160 p.

Par Pierre Jassogne

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