La traversée du solitaire

Mis en quarantaine depuis des années pour ses positions proserbes, le grand écrivain autrichien publie un livre d’entretiens et un roman. Rencontre, chez lui, près de Paris, où ce voyageur a trouvé un havre.

En ce début d’après-midi printanière, nulle âme qui vive dans les rues de Chaville, paisible commune résidentielle des Hauts-de-Seine, près de Paris. Au bout d’une allée privée émerge la silhouette d’un pavillon en meulière. Avant même que vous ayez sonné à la grille, Peter Handke – plus  » hippie chic  » que jamais, avec ses cheveux gris rejetés en arrière, sa barbiche et son costume à fines rayures – vient vous ouvrir. L’air souriant et perplexe à la fois de celui qui a été beaucoup échaudéà

 » Vous êtes la première personne à qui j’adresse la parole aujourd’hui « , glisse l’écrivain autrichien dans un français étonnamment peu guttural. A sa suite, on pénètre dans un salon aux murs blancs peuplé de toiles d’Alechinsky, de Soulages et d’icônes orthodoxes, où règne le même grand silence que dans ses livres – à peine contredit par la rumeur d’une tondeuse à gazon qui monte d’un jardin voisin.

Difficile d’imaginer, dans cette atmosphère zen, le tapage médiatique qui a accueilli ces jours-ci, outre-Rhin, les déclarations de l’auteur du Malheur indifférent. Classé  » infréquentable  » depuis une décennie, en raison de son soutien aux nationalistes serbes, Handke aurait brusquement mis de l’eau dans son vin balkanique. Et même annoncé qu’à 65 ans il songeait à poser définitivement la plumeà

C’est du moins ce qu’il a laissé entendre aux journalistes allemands venus l’interroger dans sa  » baie de Personne « , ainsi qu’il désigne son coin de banlieue. Quel charme y retient, depuis dix-huit ans, cet arpenteur de sierras, de steppes et de déserts ? La réponse est contenue dans la question :  » J’aime les périphéries, les zones indécises. C’est là où rien n’est évident qu’on peut le mieux voir.  » Les cafés ouvriers, les gares routières et les forêts des Hauts-de-Seine n’ont plus de secret pour ce grand marcheur, taiseux comme un Peau-Rouge, lent comme un bluesman, sérieux comme un romantique allemand.  » Etre grave, précise-t-il, c’est mon idéal. Il n’est pas contradictoire avec la gaieté. Gravité et gaieté : c’est la définition de la musique.  » Peter Handke ne se rend à Paris, dit-il, que  » pour les distractions, pas pour l’âme « . Et rentre tard le soir, en RER. Même pas peur de nos racailles hexagonales ?  » Ce sont les autres qui ont peur de moi ! rectifie-t-il. Pas longtemps, d’ailleurs. Moi aussi, j’ai peur de ce qui peut sortir de moià « 

Car, sous son calme minéral, sous sa propension inouïe à la méditation et à la contemplation, se cache un tempérament prompt à tous les emportements. Comment expliquer autrement sa passion pour la cause serbe ? D’origine slovène par sa mère, Handke ne s’est jamais consolé de l’éclatement de la Yougoslavie. Estimant devoir se tenir aux côtés des Serbes, ce peuple  » maudit « , il a été, non sans provocation, jusqu’à s’incliner sur la tombe de Milosevic. L’écrivain peut arguer que la réalité est plus complexe que ne l’ont cru les Occidentaux. Mais n’a-t-il pas confondu les paramilitaires d’Arkan avec les tchetniks, qui combattaient jadis les nazis ?

Peter Handke a, en tout cas, découvert à ses dépens que la France, sa seconde patrie, est aussi celle du politiquement correct. En 2006, la Comédie-Française a déprogrammé une de ses pièces ; un hebdomadaire, pour l’avoir traité de  » révisionniste « , a été condamné par les tribunaux ; certains libraires et éditeurs se sont détournés de lui.  » Il est toujours douloureux de perdre des lecteurs. J’en avais beaucoup : je pouvais remplir le stade de France ; maintenant, peut-être seulement le stade de Chaville « , ironise l’écrivain. Quant au prix Nobel, qu’il méritait mille foisà  » Je ne peux imaginer que je ne l’ai pas eu pour des raisons politiques, comme Borges à cause des généraux argentins « , lâche-t-il en vous versant une eau-de-vie distillée dans un monastère serbe du Kosovoà

De ses déboires Handke a retiré une véritable aversion pour les journalistes et pour les pseudo-écrivains  » qui occupent la littérature « . Pourtant, tout semble indiquer que la fin des hostilités est proche. Dans Die morawische Nacht (La Nuit morave), un road-book onirique de 560 pages, paru en janvier, l’écrivain noie le mistigri serbe dans une déambulation à travers l’Europe. Le titre du livre d’entretiens qu’il publie en France, Vive les illusions !, laisse entendre qu’il a pu être dupe d’une comédie des erreurs, celle qui veut que l’intellectuel cherchant à se montrer solidaire se retrouve infailliblement solitaire.  » Je veux maintenant être plus calme et plus sérieux « , a-t-il déclaré, en février, à l’hebdomadaire allemand Focus. Tout en s’empressant d’ajouter :  » Mais l’autre Handke est toujours là, même si beaucoup de critiques prétendent que j’aurais changé et que je donne une image adoucie, pleine d’autodérision, des Balkans, de leurs conflits, et de moi-même.  »

Il traque  » la sensation vraie « 

Reste à savoir si, même sans l’affaire yougoslave, notre époque n’aurait pas zappé ce survivant des  » seventies « , qui ne daigne écrire ni sur le 11 septembre ni sur les bleus à l’âme des bobos, mais se contente de traquer la  » sensation vraie « . Plonger dans un roman de Handke, c’est se laisser happer par un fleuve puissant, qui vous entraîne au rythme d’un vieux rock du groupe Creedence. C’est apprendre, au fil d’interminables descriptions, à voir les choses d’un £il neuf,  » débarrassées de la pellicule grise de l’utilitaire, qui recouvrait leurs vraies couleurs « , explique son traducteur Georges-Arthur Goldschmidt. Ex-idole de l’intelligentsia, l’auteur de La Femme gauchère est tombé de son piédestal ? Tant mieux : c’est maintenant qu’il faut lire – et quand bien même il se serait fourvoyé – ce grand Autrichien, comme un fabuleux antidote à nos superficialités.

Vive les illusions !, par Peter Handke et Peter Hamm. Trad. de l’allemand par Anne Weber. Christian Bourgois, 171 p.

François Dufay

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