Fin de l'Europe, une pièce aux allures de tour de Babel. © TRISTAN JEANNE-VALÈS

La théorie du chaos

Joyeux dynamiteur de la règle des trois unités chère au théâtre classique, l’Argentin Rafael Spregelburd est triplement fêté sur nos scènes à travers les tribulations de vrais-faux Philip Seymour Hoffman, un diptyque européen sur huit fins et des mésaventures maltaises produites par des e-mails non désirés. Jubilatoire !

Il y a une chanteuse, debout devant un rideau de velours rouge, qui mélange l’allemand et l’anglais et est simultanément (mal) traduite en français par une fille au téléphone revenant de ses courses. Les deux personnages sont joués par des comédiennes belges. Il y a une étudiante en histoire de l’art dont le père est portugais, incarnée par une Française d’origine argentine née en Catalogne. Il y a un Franco-Vénézuélien qui joue un magicien espagnol, une Italienne née à Istanbul incarnant une aristocrate qui a épousé un Français aux cheveux gominés vers l’arrière et à l’impeccable short blanc, il y a une Bruxelloise d’origine polonaise qui réclame ses chaussures en anglais… Fin de l’Europe (1), la toute dernière pièce de Rafael Spregelburd, en deux parties et huit volets, présentée début octobre en première mondiale à la Comédie de Caen (Centre dramatique national de Normadie), a définitivement des allures de tour de Babel. Bordélique, mais réjouissante.

Pas étonnant pour un auteur et metteur en scène passionné de linguistique, polyglotte, déclarant être  » fasciné par les trois premières pages des manuels de grammaire de toutes les langues  » et qui compare la construction d’une oeuvre théâtrale à l’élaboration de l’esperanto.  » C’est comme construire une grammaire, déclare-t-il, presque toujours pour la détruire ensuite sous les yeux des spectateurs.  » En matière de construction dramaturgique, cet Argentin, que le public belge a découvert en 2012 grâce à la version de La Estupidez (La Connerie) livrée par le collectif Transquinquennal, parvient comme personne à entrelacer patiemment – et en général avec beaucoup d’humour – de multiples fils narratifs qu’a priori rien ne relie. Les spectateurs, souvent désarçonnés dans un premier temps face à une intrigue qui refuse de se livrer d’emblée, se raccrochent à certains noeuds, subtils, de plus en plus nombreux, jusqu’à percevoir au bout du compte, avec un peu de recul, le motif foisonnant d’une tapisserie savamment tissée.

Un exemple. Spam (2), créé en 2013 en italien puis joué en espagnol par Rafael Spregelburd lui-même, et aujourd’hui monté en français au théâtre de Liège par Hervé Guerrisi, raconte dans le désordre les causes et les conséquences de l’amnésie d’un certain Mario Monti. Non le successeur de Berlusconi, mais un linguiste (tiens, tiens) spécialisé  » dans les langues qui s’éteignent  » et dont le parcours croise à Malte la mafia asiatique, des poupées parlantes au langage ordurier, un tableau signé par Le Caravage (La Décollation de saint Jean-Baptiste) et des plongeurs suisses. Le tout parsemé de traductions plus qu’approximatives et aux résultats hilarants via Google Translate. Vous avez dit complexe ?

Modèle newtonien dépassé

 » J’écris comme ça en premier lieu parce que la complexité m’intéresse, comme phénomène en physique et en biologie, confie l’auteur. Pendant longtemps, le théâtre a été tributaire d’une science basée sur le modèle newtonien, qui s’applique toujours à la relation entre deux corps. Aujourd’hui, ce modèle est considéré comme réductionniste. La science réductionniste tend à éviter les comportements catastrophiques parce que pour expliquer l’avènement de la catastrophe, il faut un type de formule que la science newtonienne ne peut pas construire. Le mathématicien Benoît Mandelbrot, qui a inventé le système fractal ou au moins lui a donné son nom, dit que toute la géométrie euclidienne est un mensonge. Le carré, le cercle et le triangle sont des abstractions de la raison, qui n’apparaissent jamais dans la nature. Et depuis le théâtre grec antique, il y a un art tragique qui correspond à ce système.  » Mais pour Rafael Spregelburd, il y a des exceptions, qui sont justement les classiques qui ont résisté au passage du temps.  » Shakespeare, par exemple, construit ses pièces d’une façon complètement étrange. Dans Le Marchand de Venise, pourquoi y a-t-il deux histoires qui se déroulent en même temps et pas seulement une ? Parce que c’est justement la friction de ces deux histoires l’une contre l’autre qui produit le mouvement et la sensation de vie. Tchekhov l’a fait aussi à sa manière, à son époque.  »

Rafael Spregelburd confie édifier ses pièces autour du chiffre trois,  » parfois cinq, mais toujours plus que deux « .  » Parce qu’avec seulement deux éléments, on ne produit que de l’ironie. Or, ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’ironie, mais la polysémie au théâtre, c’est-à-dire la possibilité de dire plusieurs choses en même temps et pas seulement son contraire.  » Philip Seymour Hoffman, par exemple, commande de Transquinquennal créée au dernier Kunstenfestivaldesarts et actuellement en tournée (3), saute allègrement dans le temps et l’espace autour de trois personnages principaux : l’acteur américain qui donne son nom au spectacle, complice d’une arnaque autour de la numérisation, l’acteur belge Stéphane Olivier, que l’on confond avec le premier, et un acteur japonais dont la vie n’a plus aucun secret pour une jeune adolescente. Avec au coeur du propos la question de l’identité, toujours complexe, elle aussi.  » Je suis plusieurs choses en même temps, mon identité est construite par ma profession, par le fait que je suis père, etc., conclut Rafael Spregelburd. Si notre vie est faite de ces superpositions, pourquoi est-ce que le théâtre devrait les expulser et mettre tout en ordre, comme si ce qui nous entoure pouvait être exprimé en termes de carrés, de cercles et de triangles.  » Tout sauf cartésiens, les petits mondes ultracontemporains que Rafael Spregelburd déploie sur scène accueillent avec joie accidents, malentendus et chaos. En redynamisant toujours plus l’expression légèrement usée de  » spectacle vivant « .

(1) Fin de l’Europe : du 25 au 29 octobre au théâtre de Liège.

(2) Spam : du 17 au 28 octobre au théâtre de Liège.

(3) Philip Seymour Hoffman, par exemple : jusqu’au 13 octobre au théâtre de Namur, du 17 au 21 octobre au théâtre de Liège, du 25 et 26 octobre au théâtre le Manège à Mons, les 18 et 19 novembre à la Maison de la culture de Tournai, du 7 au 21 décembre au théâtre Varia à Bruxelles.

PAR ESTELLE SPOTO, À CAEN

Des mondes ultracontemporains tout sauf cartésiens

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