La terre des disparus

Dans la province de Vibo Valentia, depuis plus de vingt ans, de jeunes hommes se volatilisent, victimes de la mafia et de l’omerta. Des crimes sans corps ni coupable. Le Vif/L’Express a arpenté ce triangle des Bermudes judiciaire et est allé à la rencontre de mères recluses dans leur douleur.

Cela fait dix-sept ans qu’Antonietta Pulitano n’éteint plus la lumière de la salle à manger. De jour comme de nuit. Pour qu’il sache que mamma est là, à l’attendre, encore. Anna Fruci, elle, ne lâche jamais son téléphone portable, même pour dormir, enchaînée à un appel qui ne viendra plus. Et puis il y a Angela Donato, qui, chaque semaine, creuse la terre à mains nues le long d’un torrent qui coule au fond de la vallée. Pour chercher les os de son fils.

Ces mères qui n’ont plus de larmes vivent sur un lambeau de terre dans la province de Vibo Valentia, en Calabre. Un triangle maudit, entre Filadelfia, Francavilla, Pizzo et Acconia di Curinga, aussi appelé  » terra dei desaparecidos «  (terre des disparus). Les touristes qui, l’été, envahissent les rues médiévales de Filadelfia et se prélassent sur les plages sublimes de la côte sont loin d’imaginer ce qui se trame là, derrière ces collines resserrées comme des remparts autour de secrets inviolables. En vingt ans, 43  » ragazzi « se sont volatilisés sans laisser de trace. 43 jeunes hommes rayés de la carte, sans que jamais, ou presque, les meurtriers paient leur crime. La  » lupara bianca « , cet assassinat dépourvu de cadavre, est signé de la ‘Ndrangheta, la redoutable mafia calabraise. Une spécialité locale.

Pasquale Palermo, 27 ans, disparu. Nicola Candela, 22 ans, disparu. Luca Cristello, 14 ans, disparu. Massimiliano Covato, 20 ans, disparu. Francesco Anello, 28 ans, disparuà Jetés dans une fosse, au fond d’un puits, ou de la mer Tyrrhénienne, une pierre aux pieds. Ou bien encore découpés en morceaux et livrés en festin aux cochons et aux sangliers. C’est ce que l’on murmure.  » Chi lo sa ? «  (Qui sait ?), comme on dit ici en levant les yeux au ciel.

Tout le monde sait. Derrière ce chapelet de disparitions inexpliquées se cache la main de fer de la mafia la plus puissante d’Europe et de ses cosche (familles), qui se sont partagé le territoire et font régner la peur. Ici, à Filadelfia, le capo ‘Ndrangheta, c’est Rocco Anello. Quand il entre dans un bar, on se bouscule pour lui payer son macchiato. Dans la rue, on le salue avec respect. Ou on change de trottoir. Il a bien dû passer quelque vingt ans de sa vie en prison et vit aujourd’hui dans la jolie bourgade, en résidence surveillée. A Noël, le boss reçoit des dizaines et des dizaines de cadeaux, de l’huile, du vin, des panettoni, de la part de gens du coin, d’entrepreneursà  » Et même de certains élus « , ajoute Antonio Sisca, journaliste à la Gazzetta del Sud.

Depuis plus de vingt ans, ce petit homme affable et obstiné écrit l’article impossible sur la lupara bianca, le crime parfait, sans victime ni coupable. Pour ses bonnes £uvres, il a reçu une collection de balles par la poste et de dessins ornés de croix funéraires. Et il y a trois ans, sa majesté Anello l’a convoqué  » a casa «  (chez lui). Belle maison. Marbre au sol. Le boss, sourire aux lèvres :  » Je te connais depuis longtemps et je te respecteà Mais pourquoi tu écris sur cette pute de Panzarella ?  » La  » pute « , c’est Angela Donato, la mère de Santo Panzarella, coupable d’avoir fréquenté de trop près la femme du parrain. Et disparu en 2002 sur le chemin de la poste.

Ne pas laisser de preuves et punir la famille. A vie !

 » Non ti preoccupare, mamma (Ne t’inquiète pas, maman)  » , il disait toujours, Santino. Dans sa petite maison, Angela l’entend encore taper du pied du fond de la mort.  » Non ti preoccupareà «  Tant de fois elle a essayé de le détourner du danger, suivant le couple, criant de sa voix en mille morceaux :  » Ne fais pas ça, Santo, on te retrouvera mélangé à du ciment !  » Elle savait. Elle savait parce qu’elle en venait, du milieu, elle aussi, la petite fille de Marcellinara, campagne perdue et immobile, qui aurait tant voulu faire des études et qui s’était amourachée d’un boss du coin au point de l’épouser. Avec lui, elle avait appris les tables de la loi :  » Sur tout ce que tu verras, tu fermeras les yeux ; tout ce que tu entendras, tu l’oublieras ; et tout ce que tu sauras, tu le tairas.  » Angela respectera la règle. Jusqu’à la nausée.

Son mari en prison, elle décide d’inverser le cours du destin, d’envoyer son Santo loin de Filadelfia et de ses âmes grises. Le dos plié, elle récure les chiottes des maisons de riches pour l’envoyer dans un collège d’Assise, en Toscane, où il restera en pension jusqu’à ses 18 ans. Mais Angela n’a pas le sou pour lui payer l’université. Alors il finit par revenir chez mamma. Et la ‘Ndrangheta, à nouveau, frappe à sa porte. Deux frères qui travaillent pour le compte des Anello l’embauchent comme chauffeur, pendant qu’ils rackettent à tour de bras. Un soir, Angela voit une voiture filer sous son nez. A l’intérieur, il y a son Santo. Et, au côté de celui-ci, la femme du boss. Elle a compris. Le prochain arrêt sera le dernier.

Le fils d’Angela n’a jamais été qu’un pion sur l’échiquier mafieux de Filadelfia.  » Comme lui, tous les gamins disparus étaient souvent utilisés par les cosche pour du petit trafic de drogue ou des attentats, observe Antonio Sisca. Et, le jour où ils ont marché sur les pieds d’un intouchable ou en savaient trop, on a préféré les éliminer. Pour ne pas laisser de preuves. Et pour punir la famille.  » A vie.

Il y a quelque temps, des journalistes allemands se sont aventurés jusqu’à Filadelfia pour sonder la terre des disparus. Ils ont sonné chez Anna Fruci. Elle les a laissés sur le pas de sa porte. Une femme forte, Anna, 53 ans, visage de pierre, aux yeux maquillés d’ombres. Il a fallu y aller très doucement, se présenter à elle escortée du journaliste et aussi d’Angela, cette autre martyre de l’omerta, et puis la revoir deux jours plus tard. Dans la cuisine de sa petite maison perdue dans la campagne, Anna rive son regard à celui de Valentino, son fils, un ex-séminariste de 20 ans dévoré par les ténèbres il y a près de cinq ans. Valentino, qui est partout, sur la cheminée, le buffet, à côté de la cuisinière. Sous la lumière blanche des néons, elle murmure :  » Je ne sais pas comment le pleurer. Est-ce qu’il est vivant ? Est-ce qu’il est mort ?  » Assis à la table, Vincenzo, son mari, un ancien surveillant d’école, reste muet, nez baissé sur la toile cirée.

En 2009, ils ont perdu un autre fils, Cristian. Il voulait savoir ce qui était arrivé à son petit frère.  » On lui a défoncé le crâne à coups de marteau, alors qu’il criait pitié, avant de l’asperger de liquide inflammable pour le brûler vif « , lâche Anna d’un coup, en précipitant ses mots. Mais, avant de sombrer dans le coma, Cristian a eu la force de souffler le nom de ses bourreaux, qui ont été traduits en justice. Parce que personne ne l’aurait fait pour lui. Parce qu’ici il faut avoir un pied dans la tombe pour s’autoriser à dénoncer des coupables.

Pour Valentino, le frère disparu, en revanche, c’est le néant. De lui aussi on dit qu’il était proche de la femme du boss Rocco Anello, toujours la même. Ce nom semble flotter en permanence au-dessus des têtes, coudre les bouches. Les terres du parrain de Filadelfia jouxtent la maison d’Anna, qui a toujours nié l’existence de cette prétendue liaison :  » Sa femme venait juste prendre le café, de temps en temps, c’est toutà « , élude-t-elle. Puis son visage se referme sous un voile de tristesse. Le 22 février dernier, jour où son Valentino aurait eu 24 ans, elle a encore envoyé à Antonio Sisca ces mots pour qu’ils soient imprimés dans le journal :  » Bon anniversaire, Valentino. Ta maman.  » Et, tous les jours, elle va au cimetière sur la tombe de Cristian pour l’implorer, en larmes, de lui dire où est son frère.

A défaut d’être entendues par les vivants, ces femmes ont appris à dialoguer avec leurs morts. Elles portent leur douleur dans leur ventre comme autrefois elles ont porté leurs enfants.  » On a toujours peur pour les frères et s£urs qui restent « , soupire Angela Donato, qui, elle, de colère et de détresse ultimes, a balancé les noms des suspects à la télévision, s’est agenouillée en direct, durant l’émission Chi l’ha visto ? (Qui l’a vu ?), pour crier au secours.

Un moignon de pied en décomposition dans une chaussure retrouvée sur une plage. C’est tout ce qu’il reste de Francesco Aloi, un beau ragazzo aux boucles brunes de 22 ans, disparu le 16 septembre 1994. A 20 h 15, il est sorti du HLM familial de Pizzo pour aller à Francavilla, à vingt minutes de là, voir ses amis. Antonietta, sa mère, ne l’a jamais entendu rentrer.

D’emblée, cette toute petite femme va frapper, seule, aux portes des  » amis  » de son fils : les Fiumara, les autres boss de la zone. Ils ont une s£ur, divorcée, et, là encore, on murmure qu’elle fréquentait Francesco. Or, même sur le c£ur des hommes, l’emprise de la ‘Ndrangheta doit être sans partage.  » Où est mon fils ?  » hurle Antonietta. La réponse tombe, toujours lapidaire :  » Je ne sais rien.  » Alors Antonietta s’enchaîne, avec son mari et un autre fils, menottes aux pieds et aux poignets, place de la République, à Pizzo. Puis quatre jours et quatre nuits à Francavilla, au milieu des regards obliques, pour supplier les assassins de lui rendre les restes de Francesco. Seulement les restes.

Juste une tombe qui renferme une chaussure

Elle a déjà perdu 20 kilos. Elle n’en pèse plus que 41. Le jour semble lui passer à travers le corps. Mais elle va aussi voir le président de la République d’alors, Oscar Luigi Scalfaro, en visite en Calabre. Elle donne à la justice les noms des assassins présumés. En vain. L’ADN dit que le pied est celui de son fils. Elle réclame une contre-expertise.  » A l’époque, le procureur de Vibo, excédé, m’a dit de prendre le pied et de le mettre dans mon congélateur !  » s’étrangle-t-elle. Là non plus, il n’y aura ni procès ni coupable. Juste une tombe qui renferme cette chaussure, au cimetière de Pizzo.

La chaussure a été retrouvée à l’embouchure d’un torrent. Là où, après deux années d’enquête à sillonner les ravins et les routes, perruque sur la tête, Angela Donato a aidé les policiers à dénicher un os. La clavicule de son fils. Au fond de cette vallée tapissée d’herbes sauvages se cache peut-être le cimetière de la ‘Ndrangheta. Aujourd’hui encore, dès que son c£ur déborde, Angela vient garer sa voiture le long de la route. Elle descend la pente raide en boitant, avec sa hanche qui lui fait mal, et elle crie au ciel le nom de Santo. Avant de se mettre à creuser telle une possédée. De ses mains usées, elle pioche, retourne le moindre caillou. Le dernier assassin présumé de son fils a été acquitté comme les autres, en décembre, pour insuffisance de preuves. Alors, avant l’appel, elle veut débusquer d’autres traces de Santo.  » Je trouverai, je trouverai « , gémit-elle, dans le vent qui lui balaie les cheveux.

A quelques kilomètres de là, dans le petit bourg de Francavilla, les façades blanches scintillent sous le soleil. Des enfants jouent sur la place. Dans une maison à l’écart de la grand-rue, une femme de 72 ans au teint d’outre-tombe et aux cheveux gris tirés en arrière est allongée sur un divan. Elle n’a plus la force de se lever. Concetta Serraino a gardé le silence pendant dix-neuf ans. Son Domenico a disparu le 11 avril 1989. Comme les autres, elle a espéré une justice. Comme les autres, elle n’a jamais su où poser une fleur. Ce soir de mars, difficilement, elle a accepté une rencontre. A la première question, elle se présente :  » Je m’appelle Concetta mais vous pouvez m’appeler Disgraziata (la malheureuse).  » Pendant dix minutes, elle va raconter, dans un filet de voix, son Mimmo, son brave ragazzo de 26 ans, qui voulait faire mécanicien.  » Je l’ai vu pour la dernière fois à 17 h 30, il allait donner à manger aux cochons.  » Et puis Concetta ne trouve plus ses mots. Son souffle se raccourcit. Elle suffoque :  » Donnez-moi de l’eauà  » Son mari la serre très fort dans ses bras. Le surlendemain, sa fille nous apprendra qu’elle a été hospitalisée après un malaise. Elle en avait si peu dit, et c’était déjà trop.

(1) Lire aussi : Vies de mafia, par Delphine Saubaber et Henri Haget. Stock, 261 p.

DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE DELPHINE SAUBABER (1)

REPORTAGE PHOTO : FRANCO CUFARI POUR LE VIF/L’EXPRESS

D. S.

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