» La technologie doit permettre de faire plus avec moins « 

Il est l’un de ces techno-entrepreneurs de la Silicon Valley à la réussite insolente. Peter Thiel a créé le système de paiement PayPal et investi dès la première heure dans Facebook. Ce libertarien iconoclaste, fan de philosophie, expose dans un livre sa vision très personnelle de l’économie et des innovations qui façonneront le futur.

Le Vif/L’Express : A vous lire (1), l’intelligence artificielle (IA), au développement fulgurant, peut remplacer l’homme dans de nombreuses tâches. Est-ce vraiment une bonne nouvelle ?

Peter Thiel : Assurément. Et il faut encourager la recherche dans ce domaine. Nous sommes loin des scénarios de science-fiction dans lesquels les machines dominent les hommes. Les ordinateurs évoluent, deviennent toujours plus puissants et nous libèrent de certaines missions. Cela fait craindre la destruction de nombreux emplois, mais ces peurs reposent sur une mauvaise interprétation de la situation. En France, en Allemagne, mais aussi aux Etats-Unis, les classes moyennes ont plus à perdre des effets de la mondialisation que de l’évolution de la technologie. La substitution des tâches existe bel et bien, mais elle provient davantage de la concurrence des salariés chinois et indiens que des ordinateurs.

Considérez-vous malgré tout l’IA comme une technologie de rupture ?

On pense souvent que l’intelligence artificielle va concurrencer l’homme, mais je préfère raisonner en termes de complémentarité. Lorsque, au sein de PayPal, on a développé le logiciel Igor pour repérer les fraudeurs sur notre système de paiement, nous le combinions avec l’analyse humaine. D’un point de vue quantitatif, si l’on se réfère à la théorie des avantages comparatifs développée par l’économiste David Ricardo au XIXe siècle, les ordinateurs réalisent certaines choses mieux que les humains, notamment dans le domaine du filtrage des données de masse ; pour le reste, l’homme est toujours le meilleur.

En matière de lutte contre le terrorisme, de nombreux experts estiment que les services de renseignement se sont trop appuyés sur la technologie, au détriment de l’humain…

Il existe toujours la tentation d’aller trop loin. Certains soutiennent l’idée du tout-humain, d’autres du tout-technologique. Aux Etats-Unis, je dirais que la CIA (Agence centrale du renseignement) représente ce premier camp tandis que la NSA (Agence nationale de la sécurité) symbolise le second. En réalité, aucune de ces deux approches ne fonctionne correctement. Il existe trop d’informations à traiter pour que des humains seuls puissent y parvenir, et les ordinateurs ne peuvent pas tout assumer non plus. Pour moi, la technologie doit permettre de faire plus avec moins. Nous voulons plus de sécurité dans nos sociétés mais, dans le même temps, nous souhaitons le respect de notre vie privée et moins d’intrusion. Mettre des policiers partout, voter l’état d’urgence, tout cela peut répondre à la situation mais reste particulièrement intrusif. La question est de savoir si la technologie ne peut pas apporter une autre solution, complémentaire, en laissant plus de liberté aux citoyens.

L’initiative OpenAI, que vous soutenez, vise à réfléchir sur l’évolution de l’intelligence artificielle et à anticiper ses progrès avant qu’elle ne puisse, un jour, supplanter l’humain. Vous semblez donc tout de même avoir des craintes à ce sujet ?

J’adhère à cette organisation, mais ce sont Elon Musk, PDG du constructeur automobile Tesla, et Sam Altman, dirigeant de l’incubateur YCombinator, qui ont lancé le projet. L’idée consiste à faire travailler des chercheurs de tous horizons sur les problèmes éventuels que l’intelligence artificielle pourra poser lorsque son utilisation se généralisera dans la société. Ce sont des questions primordiales. Les machines peuvent-elles être dangereuses pour l’homme ? Et si menace il y a, comment l’éviter ? Avec un budget important (NDLR : 1 milliard de dollars), OpenAI anticipera ces problématiques de la façon la plus ouverte. Si nous ne procédons pas en toute transparence, il y a fort à parier que des gens, quelque part dans le monde, développeront en secret des projets sans s’embarrasser de cette dimension éthique. Ce serait bien plus dangereux. La question n’est plus de savoir si l’intelligence artificielle va se développer, mais dans quel environnement elle va prendre place. Je veux être certain que les démocraties soient les premières à maîtriser l’intelligence artificielle.

Mark Zuckerberg, le cofondateur de Facebook, veut créer une sorte d’assistant personnel  » sur le modèle de Jarvis, dans Iron Man « , susceptible de lire les émotions, de reconnaître les voix, pour le seconder dans son univers privé et professionnel. Trouvez-vous cela réaliste ?

Chaque année, Mark se donne un nouveau défi. C’est un garçon très ambitieux qui aime repousser les limites. Vous savez, l’un de ses derniers challenges consistait à apprendre le chinois, et, au bout d’un an, il le maîtrisait assez bien. Cela dit, je ne crois pas qu’un Jarvis soit disponible d’ici à la fin de l’année.

L’Europe ne sait plus rêver, écrivez-vous, et les Etats-Unis sont les seuls à vouloir réaliser des voyages spatiaux à destination de la planète Mars ou à vouloir vaincre la mort. Vous avez une si piètre opinion du Vieux Continent ?

Je suis stupéfait par le pessimisme ambiant chez vous, où les gens croient ne plus pouvoir rien faire pour changer les choses. Mais, à force de penser ainsi, vous laissez place à une prédiction auto-réalisatrice : vous n’arrivez effectivement à rien ! L’Europe de l’Ouest possède pourtant d’incroyables compétences dans les grandes universités, où se pressent des gens brillants, éduqués et talentueux, mais l’écart entre le potentiel et la réalité est saisissant. Maintenant, ne croyez pas que j’aie une vision béate des Etats-Unis. Nous aussi avons moult défis à relever et je fais bien la différence entre la Silicon Valley et le reste du pays.

Est-ce la faute des gouvernements ?

Je suis un capitaliste libéral et, de ce point vue, j’adore critiquer les gouvernements, leur lourdeur et leur bureaucratie. Mais ce que je décris ne se veut pas caricatural, et les freins dont je parle trouvent leurs racines dans le vote des populations lors des élections et dans l’héritage culturel national. La peur de la prise de risque et la forte présence de l’Etat providence n’aident en rien. Sur le long terme, avec des Etats fortement endettés, le système ne pourra pas durer.

Votre esprit libertarien vous a amené à soutenir le projet du Seasteading Institute, qui vise à bâtir des îles artificielles en dehors de toute juridiction et de tout gouvernement, afin de créer une micronation. Où en êtes-vous ?

Cette idée que nous avons eue avec Patri Friedman, le petit-fils de l’économiste Milton Friedman, remonte à plusieurs années. Mais la technologie pour concevoir ces îles flottantes n’existe pas encore. Ce projet stimule l’imagination de tous et nous questionne : si nous pouvions créer une nouvelle société fondée sur une communauté, à quoi ressemblerait-elle ? Pour y réfléchir, nous organisons chaque année, durant une semaine, un événement baptisé  » Ephemerisle  » (Ile éphémère). C’est le rassemblement, sur l’eau, d’une communauté qui fait comme si elle vivait en toute indépendance. Pour nous, c’est une façon d’essayer d’appréhender un modèle sociétal différent. Une manière, aussi, de s’affranchir de la terre ferme et de se sentir plus en liberté.

(1) De zéro à un. Comment construire le futur, par Peter Thiel, avec Blake Masters, JC Lattès, 150 p.

Entretien : Bruno D. Cot et Emmanuel Paquette

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