La saga des talibans suédois

Quel est donc ce groupe arrêté au Pakistan, au terme d’une invraisemblable odyssée, et soupçonné de liens avec des islamistes armés ? Parmi eux, un ancien de Guantanamo,une jeune maman et son enfant… A Stockholm, l’opinion et la police, stupéfiés, s’interrogent.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Dans son appartement de la banlieue de Stockholm, Helena Benaouda est au bord de la crise de nerfs. On la comprend. Le 15 septembre dernier, elle a reçu un appel téléphonique d’un journaliste suédois. Il lui apprend que sa fille, Safia, dont elle est sans nouvelles depuis un mois, a été arrêtée deux semaines plus tôt au Pakistan. Agée de 19 ans, l’adolescente est soupçonnée de liens avec des islamistes armés ! Elle était avec son compagnon, Munir Awad, et leur enfant, âgé de 2 ans. Un autre Suédois, mais aussi sept Turcs, un Iranien et un accompagnateur pakistanais étaient du voyage. Entrés clandestinement sur le territoire via la frontière iranienne, ces  » vacanciers  » se sont fait pincer à l’occasion d’un contrôle de routine, alors qu’ils circulaient à bord d’un minibus Toyota, dans la région de Darya Khan (centre).

Les policiers pakistanais croient savoir qu’ils cherchaient à rejoindre un fief taliban – la région du Waziristan, située à la frontière afghane, dans l’ouest du pays. Mais les  » routards  » assurent que leur destination était en réalité Lahore, où ils prévoyaient d’assister à un inoffensif rassemblement religieux.  » Ma fille va me rendre folle ! s’écrie Helena Benaouda, jointe au téléphone par Le Vif/L’Express. Je la croyais en Arabie saoudite, au pèlerinage de La Mecque, car elle m’a appelée de là-bas. Elle n’en fait qu’à sa tête, comme tous les gosses d’aujourd’hui ! « 

Un voyage initiatique en Somalie

 » Tous les gosses « , cependant, ne sont pas comme Safia. Voilà deux ans et demi, cette ado au regard buté mais au visage angélique avait déjà été arrêtée et emprisonnée, au terme d’une folle odyssée dans un autre point chaud de la planète : la Somalie. Cette première équipée sauvage commence en décembre 2006, lorsque, âgée de 17 ans et enceinte, elle s’envole pour des vacances à Dubaï en compagnie de son boyfriend, âgé alors de 25 ans. Selon leur récit ultérieur, c’est là qu’un ami leur présente une connaissance somalienne, qui leur propose un voyage de découverte de ce pays  » aux paysages fabuleux  » et à la culture islamique plus  » authentique « . Tope là ! Avec l’air réjoui de ceux qui auraient trouvé l’adresse d’une boîte de nuit à la mode, Munir et Safia trouvent l’idée  » trop géniale « .

Petit détail : la Somalie, l’un des pays les plus dangereux du monde, est ravagée par une guerre civile ininterrompue depuis 1991 et par un conflit armé intermittent avec l’Ethiopie voisine. Pour le couple suédois, qu’importe !  » Notre copain nous a assuré que la Somalie n’avait jamais été aussi paisible qu’à ce moment-là « , plaideront Safia et Munir.

L’escapade de rêve de ces Bonnie and Clyde d’un nouveau genre tourne au mauvais film. Le 25 décembre 2006, peu après leur arrivée dans la capitale, Mogadiscio, ce n’est pas le Père Noël qui descend du ciel, mais une pluie de bombes larguées par l’armée éthiopienne, bien décidée à aplatir les  » tribunaux islamiques  » qui règnent alors sur cette région de la Corne de l’Afrique. Apeurés, les deux amoureux détalent vers le sud. Arrêtés par la police kenyane à la frontière, ils sont renvoyés par avion en Somalie, d’où ils sont transférés en Ethiopie, puis incarcérés à Addis-Abeba. Là, installés en plein soleil dans des cages de 1,50 mètre de côté, ils sont interrogés chaque matin par des agents de renseignement éthiopiens, américains, anglais, français, israéliens, pakistanais, libyensà qui n’en tirent pas grand-chose.

Après trois mois d’efforts, la Suède obtient le rapatriement de l’adolescente puis, deux mois plus tard, celui de Munir Awad, que l’Ethiopie soupçonne pourtant d’avoir combattu avec les milices islamistes liées à Al-Qaedaà De retour à Stockholm, Safia, du haut de ses 17 ans, tient la dragée haute aux journalistes :  » Ben quoi, vous croyez que je serais partie faire le djihad alors que j’attends un bébé ? C’est vraiment n’importe quoi ! « 

Par quel sortilège, cette jeune fille qui a grandi à Vällingby – un quartier sans histoires de la classe moyenne, à la périphérie de Stockholm – s’est-elle donc radicalisée au point de revêtir la burqa ?  » Tout ce que je sais, répond sa maman, c’est que je lui ai donné une éducation à la suédoise. Mon erreur est peut-être de lui avoir laissé trop de liberté. « 

De fait, Helena Benaouda n’a rien d’une extrémiste. Elle préside depuis 2004 le Sveriges muslimska råd (le conseil musulman suédois, comparable à l’Union des organisations islamiques de France, UOIF) et ses idées sont connues du grand public.  » Elle intervient régulièrement dans les débats télévisés, où elle se distingue par sa modération et son sens de la nuance « , remarque Ingmarie Froman, fine observatrice de l’islam suédois et auteure d’un livre intitulé L’Islam, les femmes et les paillettes (en suédois).

Le frère de Safia, lui non plus, ne reconnaît plus sa s£ur.  » Nous avons été élevés dans la croyance en Dieu, mais nous n’avons jamais été extrêmement religieux, déclare-t-il au quotidien Expressen. Safia était une adolescente normale, une fille gentille qui regardait la télé, mangeait des bonbons à la réglisse et aimait se maquiller. Mais, depuis trois ans, au contact de son petit copain, elle est différente. Sous son influence, elle est devenue très religieuse et a décidé de porter le voile.  »

Deux ans et demi dansl’enfer de Guantanamo

Tout se passe comme si Safia était aimantée par les mauvaises fréquentations. Ainsi, au Pakistan, Munir et elle ont fait équipe avec Mehdi Ghezali, naguère surnommé le  » taliban suédois « . Récidiviste de la malchance, ce trentenaire d’origine algérienne a déjà été arrêté une première fois au Pakistan. C’était le 18 décembre 2001, non loin de la frontière afghane. A l’époque, l’US Air Force pilonne les montagnes de Tora Bora dans l’espoir d’y déloger Oussama ben Laden. Mehdi Ghezali, lui, alors âgé de 22 ans, se trouve dans les parages. Arrêté par les autorités pakistanaises, il est remis aux services américains, qui le transfèrent au camp X-Ray de Guantanamo. Il y restera pendant neuf cent huit jours, soit deux ans et demi. Rapidement, les Suédois prennent fait et cause pour ce compatriote présumé innocent qui, estiment-ils, s’est peut-être simplement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

Info ou intox ? En tout cas, un comité de soutien est créé, qui rassemble une centaine de personnalités et de députés de toutes tendances. Avec l’appui d’Amnesty International, le père de Mehdi parvient à émouvoir les plus sceptiques en se faisant enfermer, en pleine rue, dans une cage identique à celles de Guantanamo. Mehdi ne quitte plus la Une des médias. Safia et Munir, comme des millions de Suédois, découvrent à la télévision son destin hors du commun.

Pressé par l’opinion, le gouvernement, lui, se démène en coulisse et obtient fina-lement l’élargissement du prisonnier. Le 8 juillet 2004, le  » Suédois de Guantanamo  » est enfin rapatrié à Stockholm dans un avion gouvernemental. Lors d’une conférence de presse calamiteuse, le pays fait pour la première fois connaissance avec Ghezali. Muet sur les raisons de sa présence au Pakistan en 2001, ce dernier, hagard, donne l’impression d’un personnage insipide et limité intellectuellement.

Reste qu’aux yeux d’une certaine jeunesse, ce père de deux enfants demeure auréolé du prestige dû à son rang d’ancien de Guantanamo. Après leur épopée somalienne, Munir et Safia se devaient de rencontrer un tel hérosà Et voilà comment le trio infernal s’embarque, au Pakistan, dans une nouvelle galère. Cette fois, cependant, leur capital de sympathie est épuisé. Très sec, le ministre des Affaires étrangères, Carl Bildt, a résumé le sentiment général :  » Le précédent gouvernement avait fait d’énormes efforts pour faire libérer Ghezali. Je ne vois pas ce scénario se renouveler dans l’immédiatà  » Agacés, les Suédois de la rue, eux, lèvent les yeux au ciel :  » Qu’ils se débrouillent sans nous ! « 

 » Tu es libre de rentrer chez toi avec ton enfant « 

Pour les services de renseignement du royaume, les tribulations pakistanaises de ces Pieds nickelés suédois reflètent un curieux phénomène de société.  » De plus en plus de jeunes sont attirés par les voyages en zone de guerre « , explique Malena Rembe, analyste en chef de l’unité de contre-terrorisme au sein de la Säpo, la police de sécurité.  » Voilà quelques années, c’est l’Irak qui était à la mode. Depuis 2006, la Somalie est en vogue, ainsi que, dans une moindre mesure, le Pakistan et l’Afghanistan. Au moins une dizaine de jihadistes suédois se trouvent actuellement en Somalie, où, ces dernières années, une poignée de nos ressortissants ont trouvé la mort dans des combats contre l’Ethiopie ou en perpétrant des attentats.  » Le profil de ces combattants ?  » Il varie, reprend Malena Rembe. La plupart ont entre 20 et 30 ans. Certains sont mariés, d’autres pas. Beaucoup sont d’origine somalienne, mais quelques-uns ont des racines au Maghreb. « 

« Il y a en Suède une génération de jeunes assoiffée d’idéal, ajoute Ingmarie Froman. A l’image des intellectuels communistes qui admiraient, naguère, l’Union soviétique ou le Cambodge sous les Khmers rouges, ils voient le monde musulman comme une société parfaite et égalitaire. « 

A Islamabad, la police a conclu que Safia Benaouda ne représentait aucune menace. Le 28 septembre, les autorités lui ont donc annoncé la bonne nouvelle :  » Tu es libre de rentrer chez toi avec ton enfant.  » Refus catégorique de la rebelle suédoise :  » Aussi longtemps que Munir n’est pas libéré, je ne pars pas.  » A Stockholm, Helena Benaouda reste seule avec son chagrin.

axel gyldén

 » je serais partie faire le djihad alors que j’attends un bébé ? « 

auréolé

du prestige

dû à son rang d’ancien de guantanamo

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire