[La rupture avec Pétain]

Au maréchal Pétain

507e régiment de chars

Le Colonel Metz, le 18 août 1938

Monsieur le Maréchal,

L’ouvrage que je projette de publier sur la France et son armée doit comporter, en deux volumes, quelque 600 pages. 480 de ces pages, qui traitent : des origines, de la guerre de Cent Ans, de l’Armée permanente (depuis Charles VII jusqu’à Louis XIV), de l’avant-guerre (1871-1914), de la Grande Guerre, de l’après-guerre, du présent, de l’avenir, sont le fruit d’études et de réflexions faites par moi bien après que j’eus quitté votre cabinet. Le reste [à] se rapporte, il est vrai, à des sujets historiques auxquels j’ai eu à travailler lorsque j’étais auprès de vous. Mais les chapitres en cause ont été profondément modifiés dans le fond et dans la forme [à]. Au total, il ne se trouve plus rien, dans ces chapitres, dont on ne doive dire à coup sûr :  » C’est du « de Gaulle » « , et que – fût-ce pour cette seule raison – vous puissiez pratiquement publier.

Sans nullement méconnaître, Monsieur le Maréchal, le rôle que jouèrent [à] l’impulsion que vous m’aviez jadis donnée et l’ambiance dans laquelle vous m’aviez placé, je ne puis, je l’avoue, concevoir que cette impulsion, cette ambiance, suffiraient à faire d’une telle synthèse  » un travail d’état-major « . Sa nature littéraire, historique, philosophique, le tour extrêmement personnel de la pensée et du style, le fait qu’elle vise essentiellement les xviie et xviiie siècles, et non pas les événements dans lesquels votre activité militaire s’est si glorieusement déployée [à], donnent à l’étude en question un caractère tout à fait différent de celui que revêt et doit revêtir un travail d’État-Major. En un mot, comme les chapitres qui la précèdent et comme ceux qui la suivent, elle n’est pas  » rédigée « , elle est  » écrite « .

Au surplus, Monsieur le Maréchal, et sans épiloguer sur les raisons qui vous firent, voici onze ans, mettre fin à ma collaboration, il ne vous échappera certainement pas qu’au cours de ces onze années les éléments de cette affaire ont changé pour ce qui me concerne. J’avais 37 ans ; j’en ai 48. Moralement, j’ai reçu des blessures – même de vous, Monsieur le Maréchal -, perdu des illusions, quitté des ambitions. Du point de vue des idées et du style, j’étais ignoré, j’ai commencé de ne plus l’être. Bref, il me manque, désormais, à la fois la plasticité et l' » incognito  » qui seraient nécessaires pour que je laisse inscrire au crédit d’autrui ce que, en matière de lettres et d’histoire, je puis avoir de talent. [à]

Signé : de Gaulle

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