La République de Zebda

Eric Pittard raconte une bavure toulousaine et l’honneur perdu de la République dans Le Bruit, l’odeur et quelques étoiles. Un beau film réaliste, où le groupe Zebda sert de contrepoint musical et poétique

Avant, il ne sortait que deux ou trois documentaires par an au cinéma, maintenant, c’est plutôt un par semaine. « A « documentaire », je préfère d’ailleurs le terme « cinéma », qui a sans doute un sens plus large, de combinaison de plaisir et de savoir. De spectacle aussi. » Eric Pittard, 50 ans, a fréquenté l’Idhec, célébrissime école de cinéma parisienne. « On avait des gens comme Lautner, artiste en blazer, Eustache, artiste maudit, ou Chris Marker et Jean Rouche, qui, eux, donnaient le sens de la vie et ramenaient l’idée que le monde était à nous. Ce qui, pour moi, est la définition du cinéma. » Fils d’une famille ouvrière de la banlieue parisienne, ancien maoïste, Pittard a déjà un long parcours de réalisateur aux côtés de compagnons comme Robert Kramer ou Nicolas Philibert. « Je voulais faire un film sur la banlieue, histoire de comprendre des comportements barbares que j’avais observés à quelques reprises dans des manifestations lycéennes par exemple, où des jeunes mettaient le bordel, cassaient les vitrines, pillaient un magasin. Mon travail, c’est de raconter des histoires là où cela fait mal. »

Par hasard, Pittard va voir un concert de Zebda et s’aperçoit que les chansons du groupe toulousain « racontent bien plus que les bouquins ». Il décide alors de mener un travail d’enquête et de comprendre – notamment – pourquoi les bavures policières se ramassent à la pelle dans ces zones de banlieues: « Trois cents morts en moins de vingt ans, aucun policier n’ayant jamais fait plus d’un an de prison ferme. » Il choisit Toulouse et s’immerge trois mois dans une cité « chaude » où, trois semaines auparavant, Habib, 17 ans, a été tué lors d’une tentative d’arrestation par la police. « Au début, les jeunes me parlaient comme à un « Blanc » (un Français de souche), comme dans un mauvais rap. En fait, ils ont plusieurs langages selon les circonstances ( rires). Je leur ai donc proposé d’écrire ensemble des histoires. »

« Les quatre cinquièmes du film sont écrits mais, comme en jazz, on s’est permis des impros, on a travaillé sur la rythmique, l’harmonie, le silence. » C’est sans doute l’aspect le plus étonnant du film: reconstituer la réalité avec des manières proches de la fiction sans tomber dans le « docucu » fictionnalisé. Un procédé d’autant plus construit que, à la manière d’un opéra, le film propose un prologue, trois actes et un épilogue. « J’avais réécouté L’Opéra de quat’sous, de Brecht, et l’avais refilé à Magyd Cherfi, le chanteur de Zebda. Du coup, le groupe tenait le rôle de choeurs antiques et de récitants. » Tout cela se glisse doucement dans le corps du récit et dans les décors naturels de l’histoire. Les textes de Magyd sont particulièrement éloquents, leur idéologie coulée dans une poésie poivrée et nourrie d’ironie. « On est analpha… bètes en deux mots/Après tout, on attend bien l’argent des allocs/On égorge des moutons et des poules/On taille le gland/C’est vrai qu’on parle fort, qu’on mange la semoule avec les doigts/Qu’on se torche le derrière avec de l’eau/Qu’on rote avec la satisfaction des hyènes et qu’on vit groupés/Au bord de l’eau/Allez petits parasites…/Crevez ! » Les interventions de Zebda sont doubles: collectivement, ils chantent leurs morceaux vifs et coriaces dans des plans-séquences filmés très simplement dans un local de répétition. Individuellement, ils interviennent, une paire de phrases assassines ou drôles aux lèvres, quelque part dans la cité. Le film avançant, le « fait divers » s’éclaire avec un trio de copains d’Habib, deux Farid et un Kader. Ils personnifient les questions posées sur l’existence de la République dans ces zones de « citoyens de deuxième classe ». Le film évite tout angélisme, « victimisation » ou manichéisme et, avec l’histoire du trio qui flanche et dérape dans ses propres conneries, il livre une version réaliste des causes que l’on dit perdues. Une réflexion sur la nature de l’Etat dans un film où la langue n’est pas de bois.

Philippe Cornet, A l’Arenberg-Galeries, à Bruxelles; ensuite à Liège et à Mons.

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