La prison pour seul horizon

Les mineurs condamnés à perpétuité sont de plus en plus nombreux outre-Atlantique. Et au moins 2 300 d’entre eux n’ont aucun espoir de sortie. Enquête, en Pennsylvanie, sur ces juvenile lifers qui finiront leur vie derrière les barreaux.

De notre correspondant

Erik Vanzant se redresse sur son banc, comme pour amadouer un fantôme.  » Oui, je l’ai tuée, je l’ai tuée. Je l’ai poignardée. Età Et d’autres choses encore « , marmonne-t-il, presque inaudible dans le boucan du parloir de Graterford, la plus grande prison (3 200 détenus) de Pennsylvanie. Tatoué, musclé, une fine balafre sur la joue, ce métis de 34 ans ne serait qu’un matricule anonyme parmi des centaines d’autres condamnés à perpétuité si son récit et ses remords presque candides ne rappelaient qu’il n’était qu’un ado au moment de son crime.

Erik est l’un des deux fils adoptifs d’un ingénieur et d’une infirmière, un couple sans histoire de la classe moyenne blanche de Philadelphie. Il a 14 ans, en avril 1988, quand sa vie bascule. En rentrant de l’école, il passe devant la maison de Margaret Boyle, voisine et amie de sa famille, et y pénètre par une fenêtre. Arrêté le lendemain, alors qu’il circule dans le quartier au volant de la Chevrolet de sa victime, Erik déclare qu’il s’agissait à l’origine d’un cambriolage, mais n’explique pas pourquoi il a tué, avec une violence inouïe, cette femme qu’il connaissait depuis l’enfanceà

Pour la justice, l’affaire est simple : la nature de son crime, un homicide, le prive automatiquement de l’excuse de minorité. Même à 14 ans, il est donc passible de toutes les sentences adultes, hormis la peine de mort, applicable, à l’époque, à partir de 16 ans. Erik sera finalement condamné à la réclusion à perpétuité.

Tribunaux d’adultes et peines maximales

Rien ne saurait ébranler le dogme américain de la  » peine adulte pour crime adulte « . Sans souci du paradoxe dans un pays où l’on n’est pas jugé assez responsable avant 18 ans pour acheter des cigarettes, la majorité des Etats envoient en masse leurs ados criminels devant des tribunaux d’adultes et leur infligent souvent les peines maximales. La Cour suprême a certes aboli, en 2005, la peine capitale pour les moins de 18 ans, mais sans atténuer l’alternative : la prison à vie. Conséquence : sur les 100 000 condamnés à perpétuité recensés dans le pays, 10 000 étaient mineurs au moment des faits ; 2 325 d’entre eux endurent une sentence plus sévère encore : la réclusion à vie sans espoir de libération conditionnelle.

Ces juvenile lifers, comme on les surnomme ici, resteront à jamais derrière les barreaux. Aucune bonne conduite, aucune rédemption, aucune raison de santé, même lorsqu’ils seront devenus des vieillards, ne leur permettra de sortir. Soit parce que l’horreur de leur crime les désigne comme  » irrécupérables « . Soit, comme c’est le cas en Pennsylvanie et dans 26 autres Etats, parce que les lois locales reprennent à la lettre le slogan des influentes associations de victimes :  » Life means life  » ( » A vie veut dire à vie « ).  » A vie ? Mais ça n’a aucun sens pour un gars de 14 ans ! lance Erik. Lorsque le juge m’a annoncé ça, je n’ai pas bronché. Mais, quand il m’a rajouté vingt ans pour cambriolage et attentat à la pudeur, je me suis tourné, affolé, vers mon avocat. Vingt ans, c’était une durée que je pouvais concevoir, et elle me paraissait une éternité.  » Une fois condamné, Erik n’a passé que deux ans dans le centre pour mineurs de Camp Hill. Il a ensuite été transféré chez les adultes. Un autre monde.

Combien sont-ils dans son cas ? Les statistiques officielles manquent. Pour en savoir davantage, il faut souvent éplucher les dossiers judiciaires à la recherche des dates de naissance. L’organisation humanitaire Human Rights Watch (HRW) est parvenue ainsi à un total de 2 300 juvenile lifers. A elle seule, la Pennsylvanie en compte 420 (dont 4 femmes). Erik Vanzant en a dénombré une soixantaine à Graterford. Parmi eux, le vétéran, Joseph Ligon, incarcéré depuis 1952 (il avait 15 ans), pour la mort d’un rival lors d’un affrontement entre gangs noirs. C’est désormais un septuagénaire, coupé du monde depuis si longtemps qu’il refuserait de recouvrer sa liberté si, par miracle, elle lui était accordée.

Comme lui, la plupart des juvenile lifers sont noirs. John Pace, par exemple, un copain d’Erik Vanzant. A 17 ans, ce gamin, issu d’une famille de 11 enfants, fréquente les loubards de Philadelphie. Mais son initiation tourne mal un soir de 1985 : en voulant dépouiller un passant, il lui assène un coup de matraque. L’homme sombre dans le coma et meurt, une semaine plus tard. John, lui, devient un juvenile lifer.

Vingt-trois ans plus tard, le voici devant nous, au parloir de Graterford. Il a 39 ans et des airs de détenu modèle, exempt de sanctions disciplinaires, en passe d’obtenir un mastère de droit par correspondance. Dans tout autre pays occidental, pareille conduite lui vaudrait un espoir, même lointain, de libération conditionnelle. Pas aux Etats-Unis. De cette rigidité judiciaire, les Américains ont tiré une expression imagée :  » boucler quelqu’un et balancer la clef « .

Terrorisée, l’Amérique s’est retournée contre sa progéniture

Il fut un temps, pourtant, où la  » seconde chance  » était la norme, et la réhabilitation le fondement même d’un système de tribunaux pour enfants instauré aux Etats-Unis dès 1899. Jusque dans les années 1970, les transferts vers les tribunaux pour adultes étaient rares, hormis dans des Etats  » durs  » comme ceux du Sud ou la Pennsylvanie.

Tout a changé à la fin des années 1980. Est-ce l’apparition du crack ? La prolifération des gangs armés ? La criminalité explose. Entre 1976 et 1986, les 14-17 ans commettent chaque année 965 homicides par armes à feu. En 1994, le bilan monte à 3 337 morts et provoque un important battage médiatique. Terrorisée, l’Amérique se retourne contre sa progéniture. Et se découvre des prophètes de l’apocalypseà C’est ainsi que, au milieu des années 1990, John DiIulio, professeur de sciences politiques à Princeton, insiste sur le lien, en partie avéré, entre la dissolution de la cellule familiale, la multiplication des foyers sans figure paternelle et la hausse de la criminalité chez les jeunes. Il met en garde la nation contre  » une génération sans pères, sans Dieu et sans travail « . A l’en croire, ces  » superprédateurs  » arpenteront les villes d’ici à 2010. Le voilà promu gourou anticrime des républicains.

 » Ses prédictions étaient fausses, assure Alison Parker, chercheuse à HRW, et auteur, en 2005, avec Amnesty International, du seul rapport existant sur les mineurs emprisonnés. Au moment où DiIulio attise la peur, la criminalité des jeunes a déjà commencé à chuter, pour des raisons économiques et démographiques. Dès 2002, elle a retrouvé son niveau de 1976. Mais la justice, elle, n’a plus jamais cessé de frapper.  » De fait, le nombre de mineurs condamnés à vie a encore augmenté depuis 1998 (+ 73 %).

Laurence Steinberg, professeur de psychologie à Temple University, à Philadelphie, et expert auprès des tribunaux, voit là une injustice majeure :  » D’un côté, les lois relèvent davantage de la politique que de l’administration normale de la justice. De l’autre, les cours manient toujours des concepts absurdes : ici, le fait qu’un mineur puisse distinguer le bien du mal suffit à le déclarer responsable de ses actes. Chacun sait pourtant que leur cas est plus complexe. Pour des raisons de développement psychique, ils ont du mal à contrôler leurs pulsions. Il y a là une circonstance atténuante essentielle. « 

Les parents d’Erik Vanzant sont bien placés pour le savoir. Lors du procès, ils avaient tout misé sur des psychiatres, engagés à prix d’or.  » C’était inutile. Le jury était obnubilé par l’horreur du crime « , se souvient sa mère. Cette femme brisée raconte comment, cachée dans le public avec son mari, elle-même avait failli s’évanouir à l’écoute du martyre de son amie Margaret, violée avec une tringle à rideau, puis à demi décapitée. Malgré l’horreur éprouvée ce jour-là, elle sait aussi que son fils adoptif souffrait d’un dérangement mental lié à son histoire personnelle.

 » Je tenais la clé de ma défense, mais voulais être enterré avec « 

Sa mère biologique était une toxicomane de 15 ans, atteinte de schizophrénie. A la naissance, l’enfant présentait des symptômes de manque d’héroïne. Ses troubles mentaux ont commencé à l’âge de 8 ans avant d’atteindre leur paroxysme à l’époque du meurtre. Il lui arrivait alors d’arrêter les voitures en hurlant, les bras en croix. Surtout, Erik a attendu 2002, et sa première psychothérapie en prison, pour confier ce que ses défenseurs soupçonnaient : il avait été victime, dès l’âge de 7 ans, d’abus sexuels par le mari de Margaret. Le couple avait divorcé, et la femme était restée seule.  » Elle savait ce qui s’était passé, poursuit-il. Quand je la croisais, elle me regardait d’un air coupable, me demandant comment j’allais. La colère, la honte me revenaient. J’en devenais dingue.  » S’il est trop tard pour faire valoir ces souffrances intimes, Erik ne cache pas ses regrets :  » Je tenais la clef de ma défense. Mais je voulais que l’on m’enterre avec. « 

Au moins aura-t-il été défendu.  » Les gens s’imaginent que les adolescents jugés comme des adultes bénéficient tout de même de conseils, d’une aide spéciale, indique Alison Parker, rédactrice du rapport de HRW. C’est faux. En général, ils ont des avocats commis d’office, débordés ou indifférents. Ils prennent seuls des décisions capitales pour leur procès.  » John Pace, l’auteur du coup de matraque mortel, le confirme :  » J’ai plaidé coupable devant le juge, tout simplement parce queà je me sentais coupable. Dans mon esprit de gamin, c’était une façon de prouver que j’avais des remords.  » Son avocat lui avait promis qu’il éviterait ainsi la peine de mort, sans le prévenir que l’alternative, la prison à vie, n’offrait aucun espoir de libération.

 » Des années pour comprendre qu’il n’y a plus d’espoir « 

Pour justifier son refus de signer la Charte internationale des droits de l’enfant, qui proscrit la détention sans espoir de liberté conditionnelle pour les moins de 18 ans, le gouvernement américain a souvent répété que sa sévérité se limitait aux cas les plus graves. C’est faux. 21 % des mineurs emprisonnés à vie ont été  » seulement  » inculpés de complicité, souvent pour avoir attendu dans une voiture pendant qu’un hold-up tournait mal, ou avoir été présents au moment du crime. Comme Gene Carney, 43 ans, qui nous écrit de la prison de Greene (Pennsylvanie).

Son histoire commence en 1981, l’année de ses 16 ans. Le 15 mars, il se rend à une fête avec deux copains. En chemin, ils voient un type sur le trottoir, sans doute membre d’une bande rivale, qui pointe une arme vers leur voiture.  » Ça tirait de partout, et je me suis accroupi pour éviter de prendre une balle, raconte Gene Carney. Une semaine plus tard, j’ai su qu’il y avait eu un mort.  » Verdict : la perpétuité. Et la certitude, vingt-sept ans plus tard, d’avoir épuisé tous les recours.  » Life means life « …

 » Ils mettent parfois des années avant de se rendre compte qu’il n’y a plus d’espoir, témoigne Joan Porter, visiteuse de détenus de la Prison Society de Pennsylvanie. A leur arrivée, ils considèrent les « anciens » comme des idiots. Ils croient pouvoir trouver un moyen, légal ou autre, de sortir avant cinq ans. « 

Veiller à la sécurité des plus jeunes : une tâche essentielle

En voyant David DiGuglielmo, le débonnaire directeur de Graterford, parcourir les immenses réfectoires, on comprend que son établissement, malgré ses airs de forteresse décatie, n’est plus, comme il y a quinze ans, le pire de l’Etat. Mais ce transfuge de la fac de psychologie ne ménage pas ses critiques contre les administrations pénitentiaires. La priorité donnée au châtiment et les coupes budgétaires ont entraîné une réduction des programmes éducatifs. Les condamnés à perpétuité ne peuvent même plus briguer un apprentissage de barbier au salon de coiffure de la prison, ni un emploi à la cordonnerie ou dans l’usine textile  » maison « , qui produit des vêtements de détenus. David DiGuglielmo, très apprécié pour son humanité, essaie donc de jongler avec les règlements, d’accorder des locaux aux associations internes, et d’encourager les inscriptions des juvenile lifers aux cours par correspondance.

Il veille aussi à leur sécurité. Une tâche essentielle, quand on sait ce que peuvent endurer les plus jeunes, souvent violés et réduits à l’esclavage sexuel par les caïds dès leur entrée chez les adultes.  » Par précaution, j’assiste aux arrivées, assure-t-il. Je trie d’instinct les faibles, les plus chétifs et les trop gamins. Si possible, je les renvoie, le temps qu’il faut, dans des prisons pour mineurs ou des institutions plus petites. « 

La  » tôle  » reste la  » tôle « .  » Un enfer « , selon John Pace, marqué à vie par son premier souvenir de détenu : un type égorgé dans les douches. Par la suite, il a tenté d’en finir plusieurs fois, avant de se raviser.  » On ne sait jamais, conclut-il, il se peut que les gens du dehors acceptent un jour de nous jeter à nouveau un regard.  » l

philippe coste

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire