La preuve par trois

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Lucas Belvaux nous offre non pas un, mais trois films ! Un remarquable triptyque, conjuguant thriller, comédie et drame, avec destins croisés, personnages mémorables et regard sur le monde

Parce qu’il s’est installé en France, on oublie trop souvent de citer Lucas Belvaux parmi les cinéastes belges les plus talentueux. Le frère aîné de Rémy (coauteur de C’est arrivé près de chez nous) s’était révélé comme… acteur dans Allons z’enfants de Boisset, Hurlevent de Rivette et dans le délectable Poulet au vinaigre de Chabrol. Passé derrière la caméra depuis 1992, il réalisa Trop d’amour puis – quatre ans plus tard – Pour rire!, deux oeuvres qui révèlent une personnalité remarquable et une sensibilité aux êtres, à l’amour, à l’humour et au temps qui file, autant d’éléments qu’on retrouve dans l’ambitieux projet qu’il vient de mener à bien.

Lucas Belvaux nous entraîne aujourd’hui dans la folle et magnifique aventure de trois films tournés simultanément et sortant (presque) de même. Cavale et Un couple épatant déboulent dans les salles le 15 janvier, avant qu’ Après la vie les y rejoigne une semaine plus tard.

Ce triptyque, composé d’un thriller, d’une comédie et d’un mélodrame (étiquettes à ne pas prendre à la lettre), met chaque fois à l’avant-plan une histoire particulière, avec des personnages principaux différents et sur un mode original. Mais les héros de chaque film se retrouvent également présents dans ceux des autres, créant une circulation dramatique extraordinaire entre ces trois destins croisés, baignant par ailleurs dans une très crédible réalité. Du brio de la construction narrative à la justesse de comédiens inspirés (Dominique Blanc, Ornella Muti, Catherine Frot, Gilbert Melki, François Morel et Belvaux lui-même), l’ensemble est une réussite admirable, que la réalisation sobre et attentive du cinéaste achève de rendre indispensable.

Par où entamer ce triple et passionnant objet? Son auteur penche pour l’ordre suivant: d’abord Un couple épatant, puis Cavale et enfin Après la vie. « Du plus clair au plus sombre, de la comédie au mélo, du plus général au plus intime, du plan large au plan serré », explique-t-il, comme pour accompagner une démarche reflétant les doutes et les angoisses de notre temps. Sans l’avoir prémédité, Belvaux propose son triptyque au moment le plus favorable à son meilleur accueil, dans une époque où la peur domine l’actualité, où l’utopie n’en refuse pas moins de crever et où l’espoir se niche dans les lueurs d’humanité parfois les plus ténues. Le cinéaste évoque pour nous, dans un entretien lucide et intelligent, la nature profonde de son peu banal projet et les échos qu’il ne manquera pas d’avoir…

Le Vif/L’Express: Comment est né le projet fou de ces trois films au tournage et au déroulement simultanés?

Lucas Belvaux: Durant le tournage de Parfois trop d’amour, alors que je filmais des scènes avec les personnages secondaires. Je me suis demandé ce que donnerait un film se déroulant durant le temps exact de l’action principale mais suivant ces personnages secondaires dans leur vie indépendante de celle des protagonistes centraux. L’idée que chaque personnage secondaire était potentiellement le héros d’un film qu’on ne tournerait jamais m’a séduit. De deux films (celui avec les héros, celui suivant les seconds rôles), je suis vite passé à trois, avec l’idée de jouer sur autant de registres différents. L’un drôle, l’autre, une sorte de polar, et le troisième, un mélo « noir » à fleur de souffrance.

Vous avez écrit les scénarios en parallèle, simultanément?

Oui, en passant de l’un à l’autre, avec ma méthode empirique, un peu bordélique (je n’ai jamais appris à écrire un scénario). Un film avançait, puis un autre le rattrapait et le dépassait, comme dans une course cycliste où trois coureurs échappés prennent tour à tour des relais. Quand je m’épuisais sur un scénario, je passais à un autre. Et l’avancée de l’un nourrissait les autres. Dès que je touchais à un élément chronologique d’une des structures, de ce qui faisait le tronc commun, il fallait aussi faire évoluer les deux autres. C’était d’autant plus difficile que je voulais absolument qu’il y ait trois films. Trois films, plutôt qu’une trilogie. Et qu’on puisse voir chacun de ces trois films pour lui-même, et qu’il soit le mieux possible. Cette recherche de fluidité, d’efficacité était constamment risquée parce qu’un changement améliorant l’un des scénarios pouvait mettre en danger ce qu’il y avait de bon dans l’un des deux autres…

On fait régulièrement l’éloge de ces films où l’on a l’impression de pouvoir imaginer la vie des personnages en dehors de l’écran, quand on ne les voit plus. Ici, ce n’est plus une impression!

Ce qui se passe lorsqu’un personnage quitte le champ existe vraiment dans l’un des deux autres films. La vie circule entre les trois. Et puis il y a le quatrième film, le « méta film », qui est composé de tout ce qu’on voit mais aussi de tout ce qu’on a entr’aperçu! Ce « méta film » est différent pour chaque spectateur. Chacun remplit différemment les trous, en voit d’autres, imagine des choses, tire des fils… Ce phénomène, j’espérais qu’il surviendrait, mais je n’imaginais pas qu’il prendrait l’ampleur qu’il est en train de prendre. Cela fait quinze jours que je donne des interviews en France, en Italie. Et je m’aperçois qu’il n’y a pas deux personnes qui ont vu exactement le même film. Chacun investit à sa manière les ellipses que j’ai pris tant de plaisir à introduire dans les films, caché derrière la porte…

Le tournage a-t-il été organisé en fonction de la spécificité du projet global?

Nous n’avions pas les moyens de faire trois tournages, film par film. On a donc classiquement tourné lieu par lieu, en fonction des disponibilités de ceux-ci et des comédiens. Ces derniers enchaînaient ainsi, dans le même décor, toutes les scènes de chaque film qui devaient s’y dérouler. Un défi auquel ils ont tous répondu de façon magnifique. Personne ne rechignait à venir sur le plateau pour passer simplement en arrière-plan ou donner une réplique sans même apparaître à l’image. Il en est né un esprit d’équipe, de compagnie, très accentué. Le tout se déroulant sans sécurité puisque nous ne filmions pratiquement que ce qui avait été écrit (toujours cette question de l’équilibre global), qu’il n’y avait presque pas de gras, juste de l’essentiel. Je ne pouvais pas reporter les choix à plus tard, au montage, comme on le fait souvent en se disant: « On verra bien si on garde ça ou pas. »

Comme tout est supposé « faire sens », avoir une signification par rapport aux deux autres films, l’attention du spectateur est singulièrement aiguisée! Comme devant ces suspenses de Hitchcock où l’on scrute tout ce qui pourrait être un indice…

C’est un jeu excitant avec le spectateur, qui voit parfois un personnage passer et qui se dit qu’il aura un rôle dans l’action d’une des autres histoires… alors qu’il ne fait vraiment que passer! ( rire).

Qu’avez-vous demandé de particulier à vos interprètes?

Essentiellement de toujours jouer la même chose, de ne pas changer d’esprit à chaque changement de film. Seul Gilbert (Melki) a tenu à opérer quelques différences… que je me suis efforcé de gommer ensuite ( rire). Ils ont tous été épatants. Car ce n’était pas évident, tourner six mois de suite en passant sans cesse du premier plan au rôle de figurant. Ils ont été d’une générosité exemplaire. Et quotidienne.

Au-delà du plaisir qu’ils offrent, il est à peu près certain qu’on verra dans les trois films comme une expression de choses que nous ressentons tous plus ou moins aujourd’hui, par rapport à la vie, à la société, au monde…

C’est très étrange. On ne peut pas dire: « Je vais raconter mon époque. »En même temps, on en est, de son époque. Donc il est assez logique qu’on la reflète au moins un peu. Quand un film met longtemps à se faire – ce qui est mon cas -, il y a le risque d’être en décalage. J’ai commencé l’écriture en 1994, voici presque dix ans! Heureusement pour moi, l’époque ne change pas comme ça. Sauf sur des détails, les modes, mais pas dans l’essentiel. Ce que les trois films disent sur la violence, la peur, l’engagement a peut-être même acquis encore plus de force aujourd’hui. Etrangement plus…

Vous interprétez vous-même un personnage de révolutionnaire violent posant les questions de la révolte contre l’ordre social, des moyens mis en jeu pour changer le monde, du mal fait au nom du bien…

Ces questions, je crois qu’on sera amené à se les poser plus encore dans les années à venir. Nous sommes exposés à un nouveau risque terroriste indigène, venant de l’intérieur même de notre société. Parce qu’il y a un défaut global de dialogue, entre jeunes et vieux, entre l’Occident et le Sud, entre les classes sociales, aussi. L’arrogance du pouvoir face aux gens est à son comble. Quand on ose parler de « la France d’en bas », quel mépris ne dévoile-t-on pas ! On en est à récuser les valeurs des droits de l’homme. Comment un ministre de la République peut-il dénoncer ce qu’il appelle le « droitdelhommisme »? Que propose-t-il à la place? La barbarie? Nous sommes en pleine période pré-violente. Je crains la violence qui vient, je ne l’espère pas, mais je crois qu’elle va exploser. Faute d’échanges. Quand on écrit, on lit en même temps les journaux, on regarde la télé. On est « traversé » par le monde autour de nous. Et on traduit tout ça d’une manière ou d’une autre.

Vos trois films nous disent aussi que chacun de nos actes a des conséquences sur la vie des autres. Peut-être utile à rappeler…

Oui. Tout ce que nous faisons a une incidence, bonne ou mauvaise. Le cinéma dans son immense majorité feint de l’ignorer en montrant des comportements dépourvus de toute conséquence. On tue quelqu’un et tout le monde s’en fout, on passe vite à autre chose. Cette vision du monde est triste et inquiétante. Elle revient à nier toute importance à l’autre en tant qu’individu, ce que je trouve moralement insupportable. Moi, tout mon travail va vers les personnages, donc vers l’autre. Lorsque vous enjambez un clochard couché dans la rue, n’oubliez pas que c’est un être humain, pas un élément du décor. Je ne m’arrête pas forcément pour parler avec lui, mais je le vois, et ça me tarabuste. Ceux d’entre eux qui soudain se lèvent et agressent, c’est leur manière de dire: « Au moins regardez-moi! » …à un monde qui ne les voit même plus.

Entretien: Louis Danvers,

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