La planète Farmer

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

A la veille de sa prestation au Stade Roi Baudouin, il faut revenir sur le parcours intrigant de la plus célèbre des rouquines dansantes françaises. Mylène est-elle un réel mystère transcendé ou un formidable montage artistico-visuel ?

Elle aime Henry James, Baudelaire, Georges Bataille et est une amie personnelle de Salman Rushdie. Ses textes sont d’ailleurs traversés de références littéraires plus ou moins déclarées, comme son emprunt à Emily Dickinson sur le tube Les Mots, chanté avec Seal  » I Will Tell You How the Sun Rose « . Le plus souvent, ses duos éclectiques sont partagés par un colistier inspiré : Seal déjà cité mais aussi Moby, Khaled ou Jean-Louis Murat, fan déclaré. Depuis plus de deux décennies, ses clips brassent des moyens parfois colossaux, pour dessiner un univers entre onirisme assumé et peep-show de luxe, la provocation étant la seconde nature affichée de cette fille de famille tranquillement bourgeoise. Ses spectacles tirent vers une symphonie visuelle, chorégraphiée et cryptée, relayant aussi de vieux rêves d’enfant et les douleurs de la vie qui passe. Têtue et entreprenante, Mylène est capable de prendre un avion pour New York, juste pour convaincre le sulfureux et occasionnellement génial cinéaste Abel Ferrara (cf. Bad Lieutenant) de la mettre en scène en chanson. Cela se passe en 1996 dans California, clip à 600 000 euros… Dans le civil, ce poids plume porte des fringues griffées : dès ses débuts, elle convainc la nouvelle vague eighties (Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler) de lui tailler une silhouette. Malgré cette riche collection de collaborateurs talentueux, Mylène Farmer, 48 ans dans quelques jours, est soupçonnée de n’être qu’une énigme artificiellement entretenue, d’abord par elle-même.

L’ombre de Garbo

Née Mylène Gautier, elle choisit Farmer comme pseudonyme en hommage à l’actrice Francis Farmer, beauté hollywoodienne des années 1930 qui épouse un destin tragique (alcoolisme, internement). Elle flashe aussi sur l’inaccessibilité proverbiale de Greta Garbo et décide que ce modèle de distanciation, elle devra le dompter, puis le mélanger à autre chose, de nature moins hermétique, la variété peut-être. Plus tard, elle chantera Greta. Ce métissage des genres entre low et high culture n’est pas une trouvaille personnelle : Madonna ne cesse de la pratiquer depuis presque trente ans. Mais en France, en tout cas, Farmer est unique à cette échelle de succès. L’opportunité arrive, en 1984, par l’entremise de deux inconnus – Laurent Boutonnat et Jérôme Dahan – qui cherchent une interprète à leur chanson, Maman a tort. Ils craquent sur une jeune fille au teint porcelaine, pas encore rousse et timide : Mlle Gautier, 23 ans. Boutonnat signe avec cette dernière un pacte qui persiste jusqu’à aujourd’hui. Auteur-compositeur, clippeur, producteur, il met en scène les désirs de son alter ego féminin dans une multitude de triomphes : Désenchantée, sortie en 1991, devient en 2004, selon la Sacem,  » la chanson française la plus diffusée dans le monde « . Tout cela roule sur l’autoroute du succès, jusqu’à l’extase ratée de Giorgino, long-métrage commun au budget de 12 millions d’euros, sorti en 1994. Le flop, commercial et critique, est d’envergure. Les journalistes, ravis de prendre une revanche sur  » le système Farmer « , raillent le scénario brumeux et la mise en scène pompeuse. Farmer, dans le premier rôle féminin, s’esquive avec souplesse du désastre. Boutonnat, apprenti Kubrick, est lui, profondément humilié par cette défaite : il mettra plusieurs années à en vaincre le souvenir.

Sex freak

Chérie par des fans nombreux – quatre-vingts sites officieux lui sont dédiés sur le Web – l’ éternelle jeune femme est aussi largement décriée pour ses maniérismes divers. Sur les plateaux TV, le cahier des charges impose de privilégier son profil trois quarts gauche – elle n’aime pas son nez – comme si le moindre dysfonctionnement visuel pouvait lézarder son aura . Depuis son massif tube Libertine, sorti en février 1987, Farmer engrange les hits. Citons, entre autres, Sans contrefaçon (1987), Pourvu qu’elles soient douces (1988), Désenchantée (1991), XXL (1995), L’Ame-Stram-Gram (1999), Innamorento (2000), Fuck Them All (2005) ou encore Dégénération (2008), tous entrés dans les cinq premières places des ventes en France. Et la Belgique suit. Farmer a vendu plus de 25 millions de disques avec un succès réel à l’Est, en particulier en Russie qui craque pour L’amour n’est rien, en 2006. La sexualité est son thème récurrent, pour ne pas dire obsessionnel. Cette quadra, qui porte volontiers des cuissardes en ville comme en scène, la conjugue à tous les modes : inceste, androgynie, saphisme, onanisme, tendances mutilatoires. Jusqu’à la morbidité de la pochette du dernier album en date, Point de suture : une poupée balafrée y joue avec des instruments chirurgicaux. Proche de l’effet pub, le répertoire textuel de Farmer est gratifié de nombreux slogans et néologismes qui n’évitent pas la lourdeur : Optimistique-moi, XXL, L’instant X, Sextonik, Dégénération, Fuck Them All, Porno Graphique. Musicalement, une large partie de ses chansons restent attachées au synth pop des années 1980 qui, contrairement au vin, vieillit difficilement. Et puis, faut-il encore l’écrire ? Mylène n’est pas exactement une grande chanteuse. Mais le public farmérien s’en fiche et continue d’acheter, avec dévotion, ses disques et l’abondant merchandising qui l’accompagne. Dernière ambition en date : remplir des stades… Comme U2, les Stones, où Johnny, son seul concurrent sur le marché français.

Une industrie qui carbure

Guère d’information à glaner du côté du promoteur du concert du Stade Roi Baudouin, Live Nation, sinon qu’à la date du 1er septembre dernier 35 000 des 40 000 places disponibles à Bruxelles ont été vendues. Et ce, en seize mois, depuis l’annonce de l’événement au printemps 2008 . C’est impressionnant, mais moins radical que les deux dates au Stade de France et les deux stades de Genève, complets depuis un bout de temps. Le succès bruxellois est plus tempéré, peut-être à cause du prix des places – de 65 à 115 euros – peut-être parce que les critiques de la tournée 2009, ayant déjà bourlingué plusieurs semaines dans les  » Zénith  » français, ont été, comme souvent, partagées. Mylène Farmer est une femme d’affaires d’envergure. Bien que managée par Thierry Suc – producteur/tourneur en vue de la variété française – c’est elle qui contrôle l’intégralité de sa carrière. En un quart de siècle, elle a mis en place un système autant économique qu’esthétique et pointe régulièrement dans le top des chanteurs français les mieux payés : en 2001, elle est même première devant Johnny et Bruel, avec des revenus de 10,1 millions d’euros. Elle possède une demi-douzaine de sociétés – dont Requiem Publishing et Stuffed Monkey – et s’aventure parfois dans le coaching : en 2000, avec Boutonnat, elle produit le phénomène Alizée. Soit un tube monumental – toujours dans la veine salace – Moi… Lolita, et 6 millions de copies vendues de ses deux premiers albums. Des tentatives de production sur autrui (Christia Mantzke, Good Sex Valdes) seront des échecs. La femme qui a longtemps vécu en seule compagnie d’un singe capucin a trouvé l’amour – humain – en 2002. Discrète sur sa vie privée, elle a construit un répertoire volontairement exhibitionniste qui lui permet de bâtir, comme le dit Amélie Nothomb, amie d’un moment,  » une muraille de glace « autour d’elle. Au final, ce théâtre mégalo et narcissique à l’extrême est devenu une industrie qui carbure. Pas sûr, cependant, que le corps intime des chansons-slogans soit à la hauteur de la manufacture.

En concert le 19 septembre au Stade Roi Baudouin à Bruxelles, www.livenation.be

PHILIPPE CORNET

Mylène n’est pas une grande chanteuse. Mais son public s’en fiche

Elle a longtemps vécu en seule compagnie d’un singe capucin

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