La peur des salaires

Trop élevés, les salaires versés par les entreprises belges ? Oui, si on les compare aux rémunérations dans les pays voisins.  » Sus aux feuilles de paie « , lancent les chefs d’entreprise, soucieux de rester compétitifs. Mais ce n’est pas si simple. Car tout se tient. Analyse et reportage

On pourrait croire à une partie de poker. Onze hommes sont assis autour d’une table, éclairée par de vagues ampoules. Quelques billets de banque trônent au milieu des tasses de café vides et des bouteilles d’eau : un mirage d’euros, ces petits bouts de papier colorés et vulnérables, objets, pourtant, de toutes les attentions. Ce n’est plus le scénario du Salaire de la peur qui se joue là, non. C’est la peur des salaires. Car ce sont bien les salaires qui font froncer les sourcils de tous ces invités, chefs de file des organisations patronales et syndicales du pays.

Tiens, aucun responsable politique ne s’est joint à eux ? Ils ne sont pas suicidaires. Le sujet est hautement périlleux et ils préfèrent laisser à d’autres le soin de résoudre ce casse-tête : comment rendre les entreprises plus compétitives, sachant que les salaires pratiqués en Belgique augmentent plus vite que ceux qu’appliquent les Néerlandais, les Français et les Allemands ? Et surtout, comment toucher aux revenus des quelque deux millions de travailleurs du secteur privé sans provoquer d’explosion sociale ?  » Nous devrons faire preuve de créativité « , admet Pieter Timmermans, directeur général de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) et membre du groupe des négociateurs. Doux euphémisme…

Un petit rappel ? En Belgique, depuis 1996, c’est la loi sur la compétitivité – déjà elle ! – qui encadre la progression des salaires. Tous les deux ans, les patrons et les syndicats se retrouvent pour élaborer un accord interprofessionnel, valable pour tous les travailleurs du secteur privé. Ce texte détermine les conditions de travail des deux années suivantes : le niveau des salaires, le crédit-temps, le temps consacré aux formations, etc. Mais les salaires ne peuvent pas évoluer au hasard. Pour rester compétitifs par rapport aux trois pays voisins (l’Allemagne, la France et les Pays-Bas), les patrons et les syndicats doivent s’entendre sur un ordre de grandeur, baptisé norme salariale, qui tient compte des rémunérations appliquées de l’autre côté des frontières. Sinon ? Les investisseurs auront tôt fait de comprendre qu’il est financièrement plus intéressant pour eux de s’installer ailleurs qu’en Belgique. Ou de délocaliser. La norme salariale, qui comprend les augmentations naturelles dues à l’ancienneté des travailleurs, l’indexation et un peu de marge pour relever les salaires en plus, sert donc de garde-fou. Pour les années 2005 et 2006, elle avait été fixée à 4,5 %.

L’alerte est donnée

Mais voilà que le Conseil central de l’économie, qui suit à la loupe l’évolution de tous les paramètres de l’économie belge, tire la sonnette d’alarme : selon ses prévisions, les salaires belges devraient avoir augmenté de 5,2 % à la fin de cette année, alors qu’ils n’auront progressé que de 3,1 % dans les pays voisins. Soit un dérapage, incontrôlé, de 2,1 %.

La faute à qui ? A presque personne, en Belgique en tout cas ! Car ce qui a fait grimper à ce point les fiches de paie, c’est d’abord l’envolée des prix des produits pétroliers. Répercutée dans l’indice des prix à la consommation via le prix du mazout de chauffage, donc intégrée dans le calcul des salaires, elle n’était pas prévue au début de 2005. L’autre explication provient d’Allemagne, où diverses mesures ont poussé les rémunérations des travailleurs à la baisse, modifiant, du coup, la moyenne observée dans les pays proches de la Belgique. Si l’on ne tient pas compte de ces deux facteurs, les salaires, en Belgique, n’ont progressé que de 0,7 % en deux ans.  » On ne peut pas dire que l’on ait manqué de modération !  » relève Raphaël Lamas, responsable du département économique du service d’étude à la FGTB.

Il n’empêche. La dérive des salaires en fait frémir plus d’un. A raison. Car le premier à trinquer dans pareil cas de figure, c’est l’emploi. Donc les gens. On sait l’impact d’une diminution de leur pouvoir d’achat sur la consommation, tandis qu’une augmentation du nombre d’allocataires sociaux sur le budget de la sécurité sociale. A terme, le risque de dérapage budgétaire de l’Etat est réel. Or la population vieillit et son grisonnement affectera évidemment les finances publiques. Il y a donc danger.

Avec quelques nuances. D’abord parce que le Conseil central de l’économie ne peut tabler que sur des prévisions. Il n’est donc pas exclu que le dérapage des salaires soit moins grave que les 2,1 % annoncés, à la fin de 2006. Ensuite parce que tout ne va pas mal au royaume de Belgique.  » On a l’impression d’une dramatisation de la situation économique du pays, qui n’est pas justifiée « , assure Claude Rolin, secrétaire général de la CSC. La croissance économique devrait y être légèrement supérieure (2,2 %) cette année à ce que l’on prévoit pour la zone euro (1,9 %). Le budget des finances publiques belges, quasiment en équilibre, affiche notoirement une meilleure mine que celui des pays voisins. Quelque 40 000 emplois ont été créés l’an dernier et 20 500 autres devraient voir le jour en 2006. Enfin, les entreprises s’en tirent, d’une manière générale, plutôt bien : leurs résultats d’exploitation nets ont augmenté de 24 % en 2004 et leurs résultats financiers, de 34 %. Les exportations, en revanche, font grise mine.

Quitte ou double

Employeurs et syndicats doivent donc se retrousser les manches. Ne rien faire est impensable : le risque de dérapage accru des salaires en 2007 est réel. S’il devait atteindre 4 %, il ne serait plus possible de le corriger sans toucher à l’indexation automatique. Or 2007 verra naître un nouveau gouvernement fédéral. Fraîchement mis en place, il n’aura plus à craindre l’électeur et aura toute latitude pour supprimer l’indexation automatique. C’est le cauchemar des organisations syndicales. Mais tous jouent gros, dans cette histoire. Car l’année 2005 a franchement bousculé les interlocuteurs sociaux et écorché leur crédibilité. L’accord interprofessionnel précédent, que la FGTB a refusé de signer après des mois de négociations, a finalement été imposé tel quel par le gouvernement. Le Contrat de solidarité entre générations, qui devait dépoussiérer le très délicat dossier des fins de carrière, a provoqué la première grève générale dans le pays depuis 1993. Sur le papier, le gouvernement a malgré tout imposé ses principales mesures mais quasiment toutes ses modalités pratiques restent à préciser au sein du Conseil national du travail.  » J’attends de voir ce qui se passera à la première restructuration lourde annoncée dans une entreprise « , lance Luc Cortebeeck, le président du syndicat chrétien (CSC). En attendant, le gouvernement avance ses pions…

Les interlocuteurs sociaux commencent d’ailleurs à mal le prendre. S’ils sont mis sur la touche une troisième fois dans le cadre de la négociation sur la modération salariale, ils pourront ranger définitivement leur tablier de négociateur au vestiaire. Or tous, responsables politiques y compris, restent persuadés que, malgré ses défauts, la discussion entre patrons et syndicats demeure la meilleure voie à suivre pour fixer, en bonne intelligence, les balises des matières économiques et sociales. En douceur. En cherchant sans cesse le compromis qui permettra à chaque partie de s’expliquer devant sa base sans être mis en difficulté. Et sans que le gouvernement s’en mêle – il n’est d’ailleurs pas demandeur. Voilà le défi.

L’élection d’un nouveau duo dirigeant à la tête de la FGTB, en juin prochain, ne facilitera pas la donne. Mais le groupe des Dix, qui compte, en réalité 11 membres (2 CSC, 2 FGTB, 1 CGSLB pour le banc syndical, 2 représentants des classes moyennes, 2 dirigeants de la FEB et un délégué du secteur agricole, côté patronal, tous encadrés par le président du groupe qui est traditionnellement le président de la FEB) n’a pas le choix.  » Il existe une volonté commune de trouver les réponses adéquates sans l’intervention du gouvernement, résume Pieter Timmermans, de la FEB. A nous de montrer que nous en sommes capables.  » Avec quelles armes ? Il en existe plusieurs, même si elles ne sont pas légion.

L’indexation automatique des salaires : les employeurs réclament l’abrogation de ce système, qui permet d’aligner systématiquement les salaires sur l’évolution du coût de la vie. La Belgique est, avec le Luxembourg, le seul pays d’Europe à la pratiquer. Mais toucher à l’indexation automatique reviendrait à bouleverser tout l’équilibre socio-économique mis en place en Belgique : aujourd’hui, la loi de 1996, plutôt rassurante pour le camp patronal, et l’indexation automatique, véritable garantie pour le banc syndical, assurent un équilibre politique et social juste et tenable. La suppression pure et dure de l’indexation automatique des salaires s’oppose au refus catégorique des syndicats. Parce qu’elle sert notamment à ajuster aussi les allocations sociales et qu’à ce titre, elle incarne par définition le lien de solidarité qui unit les actifs et les non-actifs. C’est dire si l’enjeu est symboliquement chargé. Parce que 5 % des salariés ne vivent déjà qu’avec 770 euros par mois. Parce qu’une diminution du pouvoir d’achat des consommateurs aurait un impact calamiteux sur l’économie. Et que la réaction de la population risque d’être explosive. Les partis de la majorité gouvernementale l’ont compris : aucun d’entre eux ne souhaite que l’on touche à l’indexation automatique des salaires. Les élections communales auront lieu en octobre prochain et le scrutin fédéral, en juin 2007…

Les accords  » all in  » : ces conventions de deux ans, signées dans les secteurs d’activité économique, limitent l’impact des soubresauts de l’indexation sur la hausse des salaires. Actuellement, 500 000 travailleurs environ sont déjà sous le coup de tels accords, dans les branches de l’alimentation, du nettoyage et de la construction, entre autres. Cette formule, qui a la faveur du gouvernement, maintient le principe de l’indexation automatique. Mais elle permet, lorsque l’inflation dépasse le niveau prévu pour elle dans l’accord interprofessionnel, de corriger le tir en rognant sur la hausse réelle des salaires, soit au moment même, soit dans le cadre de l’accord suivant. A l’inverse, si l’inflation est plus faible que prévu, les salaires peuvent augmenter d’autant.  » A l’avenir, les salaires devraient suivre l’inflation ; il est exclu d’aller au-delà « , estime le ministre flamand de l’Emploi, Frank Vandenbroucke (SP.A).

La diminution des cotisations sociales : les employeurs réclament à cor et à cri une nouvelle réduction de charges de 11 milliards d’euros en cinq ans. D’où tomberait cette manne ? D’une limitation drastique du nombre de fonctionnaires. On a vu l’accueil réservé à cette sortie par les principaux intéressés… Le gouvernement n’exclut pas de diminuer encore les cotisations patronales. Les réductions de charges spécifiques déjà prévues pour le travail de nuit, le travail en équipes, les jeunes et travailleurs âgés pourraient être accentuées, en cas d’accord entre les partenaires sociaux.

La recherche : les syndicats ne sont évidemment pas prêts à se laisser pousser dans les cordes sur la question des salaires sans renvoyer les employeurs à leurs responsabilités. En matière de recherche et de développement, les entreprises accusent un évident retard : 1,9 % de la masse salariale y sont consacrés en Belgique, contre 2,3 % dans les trois pays voisins et 2,2 % dans l’Union européenne.

La formation : c’est l’autre cheval de bataille des syndicats. S’ils sont d’accord pour maîtriser les salaires, ils s’opposent catégoriquement à ce que les rémunérations et les conditions de travail soient les seules variables d’ajustement de l’économie. Autrement dit, ils sont prêts à échanger des concessions en matière salariale, efficaces à court terme, contre des avancées sur le plan qualitatif, à plus long terme. L’argent consacré à la formation diminue en effet en Belgique, en contradiction flagrante avec le discours ambiant. Alors que les entreprises étaient censées y consacrer 1,9 % de leur masse salariale en 2004, elles n’ont alloué que 1,03 % à ce poste. Le résultat a rarement été aussi faible…  » On ne peut pas discuter de ce sujet tous les deux mois et constamment réinventer l’eau chaude, tranche Pieter Timmermans. On a déjà beaucoup parlé de recherche et de formation, mais jamais du dérapage salarial. Or les salaires valent bien un débat, non ? » Le groupe des Dix en décidera.

Les produits : en la matière, les entreprises pourraient mieux faire. Elles ne sont pas assez présentes sur les marchés qui croissent le plus, notamment en matière de produits de haute technologie. Autrement dit, les exportations ne pourront se redresser si la Belgique continue à produire des biens qui ne sont pas très demandés dans le monde. Et cela, même si des efforts sont consentis en termes de modération salariale.

La diminution des prix : l’idée consiste à jouer sur le contenu de l’inflation, en réduisant à la base le tarif de certains produits ou services comme l’électricité, les abonnements Internet ou les contrats d’assurance. Le pouvoir d’achat des consommateurs s’en ressentirait positivement, ainsi que les coûts salariaux, indirectement.

Voilà les outils dont les démineurs du groupe des Dix disposent pour réussir leur mission.

En combien de temps ?  » Le gouvernement n’est pas pressé, assure Sabine Laruelle (MR), ministre des Classes moyennes et de l’Agriculture. On préfère laisser un mois de plus au groupe des Dix si cela lui permet d’aboutir à un compromis. Le but est de régler le problème en profondeur, quitte à globaliser la discussion avec la négociation de l’accord interprofessionnel 2007-2008, qui commencera en novembre.  » Chacun sait qu’il n’est pas possible d’agir autrement…

Des hommes discrets

Les syndicats ne se hâteront pas. Les patrons tenteront d’accélérer la cadence. Leur calendrier commun prévoit qu’ils se retrouvent une fois par semaine, jusqu’en février. En toute discrétion. Les interlocuteurs sociaux travaillent dans la durée et dans la discrétion, là où les politiques visent surtout le court terme et les caméras de télévision. C’est comme ça. Mais tous, pour des raisons fort différentes, veulent que le groupe des Dix réussisse. Avec quel résultat en bout de course ? On ne gèlera pas les salaires. On ne touchera pas à leur indexation automatique en tant que telle. Les négociateurs accoucheront sans doute d’un paquet de mesures dans lesquelles chacun trouvera son compte.  » Pour relever la compétitivité, il faudra les efforts de tous, résume Claude Rolin, de la CSC. Nous sommes d’accord pour lever des tabous, si l’on y intègre les tabous de la FEB.  » Les employeurs ne disent pas autre chose, en sens inverse. Quand les interlocuteurs sociaux viendront frapper à sa porte, le gouvernement réduira une nouvelle fois les charges qui pèsent lourdement sur le travail.

La formule des  » all in  » n’engendrera pas de miracles. Elle adoucit certes l’effet de l’inflation sur les salaires, mais elle ne suffira pas à combler l’écart qui sépare les rémunérations belges des rémunérations allemandes, néerlandaises et françaises. La vraie correction ne pourra s’opérer que dans le cadre du prochain accord interprofessionnel, qui pourrait décider de résorber le dérapage des salaires en plusieurs années, comme le prévoit la loi. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, déjà, de redresser la barre dans les deux derniers accords. Chaque fois, des éléments extérieurs sont venus contrarier le scénario prévu. Mais les zones de perturbation finissent toujours par passer. Comme dans les prévisions de la météo… l L. v. R.

Les photos de ce dossier ont été réalisées chez Techspace Aero (Herstal) et Kick & Rush (Bruxelles)

Laurence van Ruymbeke et Philippe Engels

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