La paix, denrée périssable

Dans les territoires occupés, un supermarché israélien accueille sans distinction colons juifs et Palestiniens. Attaques au couteau, pressions de toutes parts… la coexistence économique atteint ici ses limites.

Sur les images de la vidéo de surveillance, Samir Rimawi reconnaît bien son fils. En même temps, ce n’est pas Omar, le garçon qu’il connaît et qui lui rapporte de si bonnes notes de l’école. A l’écran, dans la séquence enregistrée le 18 février, on voit plusieurs personnes, effrayées, se mettre à courir entre les rayonnages d’un magasin, le supermarché Rami Levy de Sha’ar Binyamin, en Cisjordanie occupée. Un Israélien âgé de 21 ans, Tuvia Yanai Weissman, qui effectue son service militaire, se précipite à son tour ; il tente d’arrêter un adolescent qui s’enfuit, lorsqu’un autre, surgissant par-derrière, lui plante un couteau dans le dos. Le soldat s’écroule dans le rayon des lessives. Des clients bloquent le passage aux deux agresseurs palestiniens à l’aide de leurs chariots de supermarché et ils tirent : Omar s’effondre, atteint à trois reprises. Il a 14 ans.

Ses parents ont reçu l’autorisation de lui rendre visite à l’hôpital Hadassah Ein Kerem, à Jérusalem. Une balle s’est nichée dans sa colonne vertébrale ; une autre, dans sa poitrine.  » Si les médecins tentent de les retirer, il risque de perdre l’usage de ses jambes « , lâche sa mère, les yeux dans le vague.  » C’est un garçon gentil, premier de sa classe, ajoute son père, un ingénieur qui s’exprime dans un anglais parfait. Deux jours plus tôt, nous avions parlé de ses futures études.  » Sur son lit d’hôpital, gardé par deux soldats israéliens, Omar refuse de confier à ses parents les raisons qui l’ont poussé à commettre cette attaque avec son camarade. Interrogé par la police, l’un des deux agresseurs aurait reconnu qu’ils voulaient tuer des juifs et être abattus en shahid, en martyrs.  » C’est à cause de l’occupation, de ce que les Palestiniens subissent tous les jours « , avance l’avocat d’Omar, Jad Qabamani. Ses parents, qui travaillent tous les deux dans des postes à responsabilité, ressemblent pourtant à cette classe moyenne palestinienne qui parvient à mener une vie aussi normale que possible et à éduquer ses enfants. Leur fils a-t-il voulu reproduire un acte vu dans des vidéos qui pullulent, ces derniers temps, sur les réseaux sociaux ? Sa famille s’interroge, autant que le Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien. Ses responsables ont reconnu, il y a peu, leur impuissance à prévenir la déroutante  » intifada des couteaux « , commencée il y a six mois en Israël et dans les territoires occupés : presque une attaque par jour. Près de la moitié des agresseurs ont moins de 20 ans et échappent à tout contrôle.

Dans le magasin qu’il dirige dans la zone commerciale de Sha’ar Binyamin, en secteur  » C « , c’est-à-dire entièrement tenu par l’armée israélienne, Simon Barnoshe en est encore tout retourné.  » Cette journée a été la pire de ma vie, confie cet Israélien d’origine géorgienne, un grand costaud qui parle l’arabe sans accent. Je n’aurais jamais pensé que cela pouvait arriver à l’intérieur du magasin.  » Et pour cause, il emploie deux fois plus de Palestiniens (82) que d’Israéliens (42).  » Ici, ajoute-t-?il, on ne regarde ni la couleur de la peau ni la religion. Seuls comptent le travail et le respect. La politique reste à la porte du magasin.  » Juifs ou Arabes, tous les employés touchent le même salaire, selon la direction, soit le minimum israélien. C’est rarement le cas ailleurs, reconnaît Rafat, au rayon des fruits et légumes.  » Auparavant, je travaillais dans une entreprise industrielle à Maale Adumim, où la direction se comportait mal avec les Arabes. Ici, j’ai l’impression d’être dans une famille.  » De même, de 20 à 30 % des clients, attirés par la qualité des produits et les prix bas, viennent des villages arabes alentour, voire de Ramallah, siège de l’Autorité palestinienne. Juifs et Arabes se croisent dans les rayons et attendent aux caisses tenues indistinctement par un Israélien ou un Palestinien.

Faire ses courses est devenu un enjeu idéologique

Les supermarchés de la chaîne Rami Levy sont l’un des rares lieux d’échanges et de mixité entre les deux communautés.  » Nous devons apprendre à vivre ensemble et ne pas nous laisser gagner par la peur, proclame le patron, Rami Levy, dans ses bureaux situés au premier étage d’un autre magasin, à Jérusalem. Malheureusement, il y a des extrémistes des deux côtés qui cherchent à aggraver le conflit.  » Fondateur de l’entreprise, d’origine kurde, il a commencé dans l’échoppe familiale, à Jérusalem, avant de se lancer, en 1976, dans la grande distribution en cassant les prix. Désormais présent dans l’immobilier et la téléphonie, le self-made-man emploie près de 6 000 personnes, dont la plupart sont arabes. Il possède près de 30 magasins, dont quatre sont situés dans les territoires occupés. Celui de Sha’ar Binyamin est sur la route 60, une voie stratégique qui dessert, à une vingtaine de minutes en voiture de Jérusalem, plusieurs colonies de peuplement israéliennes.

Symbole d’une forme de coexistence par la consommation, le voilà rattrapé à son tour par la violence. En octobre 2015, une attaque au couteau a déjà eu lieu sur le parking du même magasin. Un groupe de colons anonymes a alors appelé Rami Levy à licencier ses employés palestiniens.  » Pas question « , a-t-il répliqué. Désormais, l’armée sécurise le site et limite l’accès aux Arabes âgés de plus de 25 ans et à ceux ayant un permis de travail. Des vigiles fouillent les sacs des clients, qui doivent franchir un détecteur de métaux. Les Palestiniens ne viennent presque plus ; les Israéliens, eux, hésitent.

Dix jours après l’attaque, Shoshi, qui réside dans une colonie proche, a encore peur :  » Vivre et travailler ensemble, d’accord, mais je préférerais, pour le moment, que les Arabes ne viennent plus. C’est trop dangereux.  » Chemise blanche, kippa et pantalon noirs, la tenue des ultraorthodoxes, Netanel, caissier, ne croit pas que les Arabes veulent la paix. Y compris ceux avec lesquels il travaille ?  » Non, ceux-là la veulent, nuance-t-il. Ici, nous sommes sur une île. En dehors, la coexistence n’existe pas.  »

Dans ce contexte, faire ses courses devient un enjeu idéologique. Hilla et Oria, 19 et 27 ans, étudient dans une école religieuse de la colonie d’Ofra. Ce soir, elles prient sur la colline d’Amona, où des colons militants se sont installés illégalement dans des baraquements. La vue sur le coucher du soleil est imprenable.  » Nous continuons à nous rendre chez Rami Levy, indiquent-elles, parce qu’il est important de soutenir l’économie de la colonie, qui dépend principalement des juifs. D’autres pensent qu’il ne faut pas y aller parce qu’il emploie des Palestiniens.  » La coexistence entre les deux peuples est-elle possible ? Hilla fait non de la tête.  » La dernière fois, ma seule interaction avec un Arabe, ça a été de demander où était le couscous « , raille-t-?elle. Oria enchaîne :  » J’aimerais que ce soit vrai, mais la réalité prouve que c’est faux. On ne peut pas laisser la politique à l’extérieur, elle est partout.  »

 » Nous devons organiser une vie normale, côte à côte  »

De fait, la cohabitation n’est envisagée que parce qu’elle s’impose à tous.  » La solution au conflit ne sera pas trouvée ici et maintenant, mais peut-être dans cinquante ans ou plus, souligne Avi Ro’eh, maire de la région de Binyamin, qui est aussi président du conseil de Yesha, l’organisation des colons. D’ici là, nous devons organiser une vie normale, côte à côte. C’est ce que nous tentons de faire en améliorant les infrastructures et en favorisant le commerce et les loisirs.  » La zone industrielle de Sha’ar Binyamin est en plein chantier : un établissement vinicole, une charpenterie et une station de bus doivent voir le jour d’ici à trois ans. Les colons ont intérêt à développer de l’activité, qui maintient leur présence sur ces terres qu’ils occupent de façon illégale selon la communauté internationale.  » La normalisation légitime le pouvoir en place, décrypte le politologue Denis Charbit, auteur d’Israël et ses paradoxes (éd. du Cavalier bleu). Et la dimension économique donne bonne conscience aux Israéliens qui peuvent dire : « Vous voyez, c’est possible. »  »

 » La paix économique est une première étape « , proclame Rami Levy. Beaucoup en doutent.  » Cette vision lénifiante de la paix participe à maintenir un statu quo favorable à l’Etat hébreu, y compris au niveau économique, et fait du néolibéralisme la planche de salut d’une économie palestinienne pourtant déjà fragile, inégalitaire et dépendante, qui resterait, in fine, sous surveillance israélienne « , analyse l’anthropologue Yoann Morvan, chercheur au CNRS.  » La coexistence suppose deux parties égales et libres, ce qui est loin d’être le cas, ajoute Assaf Adiv, directeur de Wac-Maan, une ONG de défense des travailleurs basée en Israël : il n’y a pas de travail en Cisjordanie et beaucoup d’employeurs en profitent pour exploiter une main-d’oeuvre assujettie à un permis de travail très facile à annuler.  » Pour tenter de calmer les esprits, le conseil de sécurité israélien envisage de délivrer 30 000 permis supplémentaires. Une goutte d’eau par rapport aux centaines de milliers de jeunes Palestiniens sans emploi.  » C’est l’occupé qui travaille chez l’occupant, rappelle Nur Arafeh, chercheuse associée au centre d’études Al-Chabaka, à Ramallah. L’économie palestinienne manque d’une stratégie favorisant la production. Et l’Autorité palestinienne s’en moque…  »

Samir Rimawi, le père d’Omar, lui, ne fait pas de politique.  » Tout cela est très triste, soupire-t-il, pour nous comme pour la famille de ce soldat israélien qui est mort. Les politiciens des deux camps peuvent arrêter cela. S’ils le veulent.  »

De notre envoyé spécial Romain Rosso Reportage photo : Ahikam Seri pour Le Vif/L’express

 » Ici, on ne regarde ni la couleur de la peau ni la religion. Seuls comptent le travail et le respect. La politique reste à la porte du magasin  »

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