La nouvelle Alexandrie ?

Musées, universités, grandes manifestations artistiques…. Le richissime émirat multiplie les investissements et se rêve en future capitale culturelle du Moyen-Orient. Derrière cette ambition, un pressant besoin d’exister. l

De notre envoyée spéciale

L’oasis d’Al-Aïn, dans l’est de l’émirat d’Abou Dhabi, était autrefois célèbre pour ses dattes et ses aflag, canaux d’irrigation traditionnels. Le sera-t-elle bientôt pour son festival de musique ? Le 31 janvier dernier, l’English Concert, l’un des meilleurs orchestres britanniques de musique baroque, y jouait Haendel et Bach. Pour l’entendre, Sultan bin Saud al-Qasimi a parcouru ce soir-là près de 200 kilomètres.  » Longtemps, la vie culturelle du monde arabe a été concentrée au Levant, entre Beyrouth et Le Caire « , assure le jeune promoteur immobilier, rejeton de l’une des plus grandes familles de l’émirat voisin de Charjah.  » Aujourd’hui, ajoute-t-il, le Golfe prend le relais. « 

Expositions, conférences, festivals en tous genres : la culture, à Abou Dhabi, est furieusement tendance. En novembre 2007, la première édition d’Artsparis, une manifestation réunissant plusieurs galeristes dont les plus grands noms de la capitale française, avait attiré 9 000 visiteurs et généré un chiffre d’affaires de 12 millions d’euros. Le mois suivant, l’émirat accueillait la pop star Justin Timberlake, avant Elton John en janvier 2008. Un festival de cinéma s’est tenu, entre le 27 février et le 5 mars, puis une foire internationale du livre, organisée en collaboration avec celle de Francfort, une semaine plus tard.

Abou Dhabi est le plus grand des sept confettis qui composent la fédération des Emirats arabes unis (EAU). Le plus riche, aussi. Véritable éponge à pétrole, il produit 87 % du brut des Emirats et possède à lui seul 8 % des réserves mondiales d’or noir. Grâce à ce pactole, il est à la tête du premier portefeuille boursier de la planète. Longtemps, l’émirat est resté à l’écart de la fièvre immobilière qui s’est emparée, il y a une quinzaine d’années déjà, de Dubaï. Tout a changé après le décès, en 2004, de Cheikh Zayed, dont l’accession au trône avait coïncidé, dans les années 1960, avec le début de la manne pétrolière. Le nouveau souverain, Cheikh Khalifa, et le prince héritier, Cheikh Mohammed, 46 ans, le véritable homme fort du pays, ont décidé alors de mettre les bouchées doubles. Il ne s’agit pas seulement de rattraper Dubaï, principauté bling-bling devenue en quelques années un temple mondial de la finance et du commerce, mais aussi de faire d’Abou Dhabi la nouvelle capitale culturelle du Moyen-Orient. C’est tout à la fois un choix commercial – le créneau serait susceptible d’attirer un tourisme haut de gamme, asiatique en particulier – et un pari sur l’avenir.  » Ici, commente un diplomate européen, nous sommes dans un laboratoire de la mondialisation. « 

Un vrai Louvre, qui aura pour voisin un musée Guggenheim

Le Louvre d’abord, à l’horizon 2012. Un vrai Louvre, qui aura le droit d’utiliser pendant trois décennies le nom du musée parisien et qui exposera, dix ans durant, des objets empruntés aux musées français, en attendant de pouvoir constituer sa propre collection. Il a fallu dix-huit mois de négociations pour vaincre les réticences, simplement frileuses ou parfois teintées de xénophobie, exprimées côté français, et aboutir à un accord, signé en mars 2007.  » Les Emiriens nous obligent à nous remettre en cause et à répondre à des questions que nous ne nous posions pas « , avoue en privé un haut fonctionnaire français. C’est Jean Nouvel, architecte de l’Institut du monde arabe à Paris, qui a été chargé de concevoir l’antenne émirienne du musée français. Le Louvre aura pour plus proche voisin un musée Guggenheim, dédié à l’art contemporain, dont la réalisation a été confiée à l’Américain Frank Gehry, qui a déjà imaginé le musée du même nom à Bilbao, en Espagne. L’architecte britannique Norman Foster dessinera, lui, le musée national, qui portera le nom de Cheikh Zayed. A ces trois établissements viendront s’ajouter, vers 2018, un espace consacré aux arts vivants, confié à Zaha Hadid, d’origine irakienne et star de l’architecture outre-Manche, ainsi qu’un musée de la mer que signera le Japonais Tadao Ando.

Une antenne de la Sorbonne a ouvert ses portes en 2006

L’île de Saadiyat abritera aussi un parc des expositions doté d’une vingtaine de pavillons, ainsi qu’un campus de l’université de New York. Les diplômes délivrés seront les mêmes qu’aux Etats-Unis et les enseignants, détachés de la maison mère. Abou Dhabi, qui consacre 35 % de son budget à l’éducation, veut devenir un  » pôle d’excellence  » universitaire régional. L’idée est d’offrir aux jeunes émiriens, mais aussi aux étudiants du Moyen-Orient, l’accès à des institutions prestigieuses dans lesquelles ils ont de plus en plus de difficultés à se faire admettre, compte tenu de la politique restrictive de délivrance des visas pratiquée par Washington depuis les attentats de septembre 2001. Des négociations sont en cours avec plusieurs autres établissements, dont l’université Yale. Elles ont d’ores et déjà abouti avec la Sorbonne, qui a ouvert ses portes en octobre 2006 dans un bâtiment provisoire et s’installera en 2009 sur l’île al-Reem, toute proche de celle de Saadiyat. Comme pour le Louvre, c’est une première : jamais auparavant l’université parisienne n’avait ouvert une antenne à l’étranger. L’enseignement est délivré en français – après une première année de mise à niveau, lorsque c’est nécessaire – par des enseignants qui viennent de Paris pour des sessions d’une ou deux semaines. Huit filières sont proposées, en sciences humaines et en droit, ainsi que deux masters depuis le début de cette année. Les diplômes sont ceux de l’université française.  » A l’arrivée, souligne le directeur, Daniel Balland, la qualité doit être la même qu’à Paris.  » La Sorbonne est, laïcité oblige, la seule université de l’émirat à ne pas disposer d’une salle de prière. La seule, aussi, à pouvoir faire entrer des livres – 15 000 par an – sans le passage à la censure. Ses 260 étudiants appartiennent à une quarantaine de nationalités. Un tiers d’entre eux sont émiriens.

 » C’est le repli sur soi qui est le signe du déclin « 

 » Nous devons préparer notre jeunesse à faire face aux défis du xxie siècle, souligne Zaki Nusseibeh, conseiller de l’émir et vice-président de l’Autorité pour la culture et la conservation du patrimoine. Nos jeunes ne seront compétitifs que s’ils s’ouvrent au monde. Il n’y a pas de choc des civilisations. Du califat de Bagdad à l’Andalousie, les cultures occidentale et orientale se sont, au contraire, toujours mutuellement fécondées. C’est le repli sur soi qui est le signe du déclin.  » Cet intellectuel d’origine palestinienne, polyglotte et cosmopolite, est le grand ordonnateur des nombreuses manifestations culturelles de l’émirat. Pour l’heure, celles-ci attirent surtout un public d’expatriés, mais les musiciens de l’English Concert ont aussi, lors de leur tournée du mois de janvier, joué dans des établissements scolaires. Pour Cheikh Mohammed, le prince héritier, c’est une question de survie : les Emiriens, minoritaires chez eux – ils représentent à peine 20 % de la population – doivent, pour continuer à exister sur la carte du monde, acquérir une connaissance seule à même de leur assurer un avantage compétitif dans une économie postindustrielle. Quitte à acheter, clefs en main, cette mondialisation culturelle.  » Nous sommes peu nombreux dans notre propre société, dit l’éditorialiste Abdallah Rachid, et cela nous condamne à établir des relations avec les autres. Ce qui passe forcément par la culture.  » Cette pédagogie est parfois difficile à faire accepter dans une société conservatrice, qui se sent menacée dans son identité.  » Si le prince arrête de vouloir, tout s’arrête « , confie un observateur occidental. Le courrier des lecteurs et les opinions publiées dans la presse en langue arabe expriment la crainte d’une mondialisation qui se traduirait par un déclin de la langue et de la culture arabes. Inquiétude corroborée par une récente enquête auprès des fonctionnaires de la fédération.  » Il y a aujourd’hui dans les Emirats plus d’Indiens et de Pakistanais que d’Emiriens, souligne Habib al-Sayegh, directeur de la rédaction du quotidien Al-Khaleej et grand amateur de poésie. Dans les affaires, nous parlons anglais. C’est encore le cas chez nous avec nos domestiques, et parfois avec nos enfants, parce qu’ils étudient en anglais et que nous voulons qu’ils réussissent. Nous devons protéger notre langue. « 

Conscientes de ces préoccupations, les autorités ont décidé de faire de 2008 l' » année de l’identité « . La génération aujourd’hui aux affaires a parfois le sentiment de ne plus avoir de racines :  » La maison de notre enfance n’existe pas, si ce n’est dans notre imaginaire, dit encore Habib al-Sayegh. Nous sommes sans passé.  » Il y a un demi-siècle, lorsque les Britanniques ont découvert le premier gisement de pétrole, Abou Dhabi était un village de Bédouins et de pêcheurs de perles. Les dattes de l’oasis d’Al-Aïn étaient alors la principale richesse de l’émirat. l

Dominique Lagarde; D. L.

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