Misericordia raconte l'histoire de trois prostituées qui ont recueilli un orphelin né dans des circonstances dramatiques, "tordu comme un morceau de bois" tel un Pinocchio contemporain. © masiar pasquali

La misère et le coeur d’Emma Dante

Comptant parmi les invités internationaux du Festival de Liège, la Sicilienne Emma Dante propose Misericordia, une nouvelle plongée, intense, brute et poétique, chez ceux qui n’ont rien mais qui sont riches d’amour et de solidarité.

Dans le contingent des auteurs du théâtre contemporain italien dont la renommée internationale a porté les oeuvres jusqu’à nos scènes, entre les Fausto Paravidino, Stefano Massini, Alessandro Baricco et Ascanio Celestini, figure aussi une autrice: Emma Dante. Après des études au Conservatoire de Rome et un début de carrière comme comédienne, cette Palermitaine est revenue sur son île natale pour y fonder, en 1999, sa propre compagnie, Sud Costa Occidentale.

De son propre aveu, il n’a pas toujours été simple de se faire une place en tant que femme créatrice de théâtre. « Au début, j’ai dû beaucoup me battre, parce que je devais crier plus fort en tant que femme. Parfois, on disait que j’étais hystérique tellement je criais fort. Et moi je leur disais: « Un homme qui crie fort, on ne le traite pas d’hystérique », alors je continuais à crier. Petit à petit, je suis arrivée à une position dans laquelle j’ai pu susurrer ce que j’avais à dire. Maintenant, je crois que ma voix a atteint un volume juste », exprimait-elle lors de sa conférence de presse au Festival d’Avignon en 2014, sa première édition, où elle présentait Le sorelle Macaluso, le spectacle qui l’a révélée au public francophone et qu’elle a récemment adapté au cinéma. L’été dernier, Emma Dante était invitée dans la cité papale pour la troisième fois, avec Misericordia, à voir prochainement dans le cadre du Festival de Liège (1).

Le théâtre doit continuer à nous « incommoder », à nous tenir dans l’inconfort. » Emma Dante

Maternité

Emma Dante, digne héritière des véristes en littérature (Giovanni Verga en chef de file) et des néoréalistes au cinéma (De Sica, Rossellini, De Santis…), s’y intéresse une nouvelle fois à des personnages marginaux, nécessiteux, abandonnés, évoluant dans les couches les plus défavorisées de la population. Les « disgraziati », comme on dit en italien. « Le titre, Misericordia, contient deux mots, explicite-t-elle: miseria (misère) et cuore (coeur), et il se réfère à un sentiment que nous, spectateurs, devons éprouver quand nous voyons un spectacle qui parle d’une histoire de ce genre, une histoire de dégradation, de conditions de vie terribles, qui ne peuvent pas être ignorées. » En l’occurrence, il s’agit de trois prostituées, Anna, Nuzza et Bettina, qui ont recueilli un enfant orphelin, Arturo, né dans des circonstances dramatiques, « tordu comme un morceau de bois » tel un Pinocchio contemporain.

La misère et le coeur d'Emma Dante
© getty images

A nouveau des héroïnes donc, dont la capacité d’amour, la force et la solidarité émeuvent, comme face aux sept soeurs des Sorelle Macaluso, sans qu’il y ait là de la part d’Emma Dante une intention expressément féministe. « Quand j’écris mes histoires, presque toujours, les protagonistes sont des femmes, précise-t-elle, mais il n’y a pas de volonté en amont, pas de préméditation. Ça se passe naturellement. Peut-être parce que je me souviens des femmes de mon enfance: ma mère, mes tantes, mes grands-mères, qui étaient complètement dévouées aux autres et qui n’avaient pas le temps de réaliser leurs propres rêves. Ça m’a toujours agacée, ce concept de la femme au service des autres. Ma mère était femme au foyer, ce n’était pas dans la culture de sa famille que les femmes puissent travailler et avoir leur propre rôle dans la société. C’est pour cette raison que je dédie mes spectacles aux femmes, parce que je pense toujours à ma mère. »

Dans Misericordia, la question de la maternité occupe une place centrale, mais qui fait écho, cette fois, moins à la relation d’Emma Dante avec sa mère qu’au lien qui l’unit à son propre fils: « Je suis maman depuis six ans d’un petit garçon russe que j’ai adopté. C’est mon expérience de mère, très forte, qui m’a poussée à travailler sur ce spectacle. Mon fils a eu un parcours très dur, très triste. J’ai voulu raconter à travers Misericordia l’amour qu’il reçoit maintenant de ma famille. C’est nous qui l’avons accueilli mais c’est lui qui a sauvé nos vies, et pas le contraire », affirme-t-elle.

Le personnage d’Arturo a également été nourri par une image qui a frappé Emma Dante dans un hôpital. « C’était un petit garçon atteint d’autisme qui tournait sur lui-même et qui semblait tellement heureux, se souvient-elle. C’est ce bonheur que j’ai recherché dans Misericordia. Le soir même, j’ai assisté à un spectacle où dansait Simone Zambelli. J’ai reconnu cette même « maladie heureuse », cette même liberté que j’avais vue chez ce gamin à l’hôpital. J’ai demandé à Simone de travailler avec moi pour raconter la misère et la pauvreté à travers la légèreté, le bonheur, l’espoir. »

La misère et le coeur d'Emma Dante
© dominique houcmant

Une voix authentique

Dans les spectacles comme dans les films d’Emma Dante – à commencer par Via Castellana Bandiera (sobrement intitulé Palerme en VF), sorti en 2013 et récompensé à la Mostra de Venise, qui prenait comme cadre quasiment unique une ruelle étroite d’un quartier paupérisé du chef-lieu de la Sicile -, l’utilisation du dialecte donne une couleur, une saveur, une cadence particulière à l’histoire. Une veine de l’universel par le régional, voire par l’ultralocal, dans laquelle s’inscrit aussi le sublime Macbettu d’ Alessandro Serra, présenté il y a quelques mois au Théâtre de Liège, interprétant le chef-d’oeuvre de Shakespeare en dialecte sarde (lire Le Vif du 12 août 2021). Alessandro Serra reconnaît d’ailleurs en Emma Dante une des artistes qui a pu ouvrir la voie à un tel projet.

« Je ne crois pas que parler un dialecte au théâtre soit une règle, précise cette dernière. C’est une manière qu’ont certains artistes pour donner une voix à des personnes spéciales. Et toutes les personnes qui ont des défauts, des manques, qui traversent des malheurs, sont pour moi des personnes spéciales, parce qu’elles ont connu, plus que les autres, le parcours de la souffrance. Le dialecte, dans mon cas, aide à faire sortir la vérité de cette souffrance. Mais que l’on utilise l’italien, un dialecte, le français ou le grommelot, le plus important, c’est que ce soit une voix authentique. »

Pour porter cette voix authentique dans ses scénographies pratiquement nues, Emma Dante peut compter sur des comédiens – en plus de Simone Zambelli, Misericordia réunit Italia Carroccio, Manuela Lo Sicco et Leonarda Saffi – qui s’y donnent corps et âme. Un impératif dans le théâtre très physique de la Palermitaine. « En ce qui me concerne, avoue-t-elle, la qualité la plus importante d’un acteur, c’est de savoir s’offrir, être généreux, mettre à disposition son propre bagage de vie. Ne pas faire résistance et être libre sur scène, même dans les choses qui peuvent faire souffrir, même dans les gestes les plus cruels. Pour moi, le théâtre doit continuer à nous « incommoder », à nous tenir dans l’inconfort, et pas seulement à nous faire sentir bien. Le théâtre doit nous dire des choses que nous ne voulons pas entendre, il doit dévoiler des secrets. »

(1) Misericordia, au Manège Fonck, à Liège, les 25 et 26 février.

Les Dévorantes, avec la prestation rageuse de Sarah Espour, et Marche salope, de Céline Chariot, deux des temps forts du prochain Festival de Liège.
Les Dévorantes, avec la prestation rageuse de Sarah Espour, et Marche salope, de Céline Chariot, deux des temps forts du prochain Festival de Liège.© dominique houcmant

Accent féminin

Si cette édition compte parmi ses temps forts, outre la venue d’Emma Dante, celle de l’artiste chilien coup de coeur Luis Guenel (avec pas moins de trois spectacles: El Otro, Nadie lee fuego mientras todo se está quemando et Bailar la ruina, co-mis en scène avec Ebana Garin), celle du Français Julien Gosselin avec Le Père ou encore Pueblo, où David Murgia porte une nouvelle fois les mots d’ Ascanio Celestini, le Festival de Liège prend cette année un accent particulier en s’interrogeant sur la place des femmes dans la création scénique. Cette question sera en effet au coeur d’une journée d’étude, le samedi 26 février, coorganisée par Ecarlate la Cie, La Deuxième Scène, Voix de Femmes et La Chaufferie-Acte1. Dans sa propre programmation, le festival accueille la création de Marche salope, de Céline Chariot, en référence à la marche de protestation féminine « Slutwalk », lancée à Toronto en 2011. Mais aussi Les Dévorantes, prestation rageuse de Sarah Espour hybridant théâtre et concert, le destin de l’ Afro-Américaine Henrietta Lacks mis en scène par la Polonaise Anna Smolar, la performance A qui le tour? de la danseuse et chorégraphe camerounaise Agathe Djokam Tamo et Paying for It du collectif La Brute, fruit, sans langue de bois, d’une récolte de témoignages de prostituées.

Festival de Liège, du 5 au 26 février.

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