Rhinocéros, d'Eugène Ionesco, adapté par Christine Delmotte. © NATHALIE BORLÉE

La métamorphose

Pour la rentrée, les théâtres Varia et des Martyrs affichent chacun un spectacle qui résonne particulièrement face à la montée des extrêmes en politique. Eloignés dans le temps et par leur ton, Rhinocéros et Retour Reims convergent pourtant sur bien des points.

D’abord il y a la voix, de plus en plus rauque, et une migraine tenace. Il y a aussi la peau, de plus en plus verdâtre, de plus en plus dure. Puis une bosse, qui enfle sur le front jusqu’à devenir corne. Tels sont les symptômes de la  » rhinocérite « , maladie inventée par Eugène Ionesco, maître du théâtre de l’absurde, pour sa pièce montée à Düsseldorf en 1959, devenue un classique et reprise aujourd’hui dans la version de Christine Delmotte (1). Employé dans une maison de publications juridiques, Bérenger y assiste impuissant à l’épidémie qui transforme les êtres humains en périssodactyles piétinant tout sur leur passage. Ionesco utilise cette métaphore pour dénoncer la montée des totalitarismes, lui qui avait été marqué par l’essor, dans les années 1930, du mouvement nationaliste la Garde de fer dans son pays natal, la Roumanie.  » J’ai vu des gens se métamorphoser. J’ai constaté, j’ai suivi le processus de la mutation, je voyais comment des frères, des amis devenaient progressivement des étrangers « , déclara-t-il dans une interview en 1968.

Mais dans le contexte des années 1950, à Paris, où il s’est définitivement installé après la Seconde Guerre mondiale, c’est aussi contre la montée du communisme qu’il écrit Rhinocéros. Ce communisme, c’est justement celui auquel adhère unanimement la famille ouvrière rémoise où est né le sociologue, philosophe et militant gay Didier Eribon, en 1953.  » Mon grand-père, mon père et ses frères – tout comme du côté de ma mère, son beau-père et son demi-frère – allaient assister en groupe aux réunions publiques que tenaient à intervalles réguliers les dirigeants nationaux. Et tout le monde votait pour les candidats communistes à chaque élection, tempêtant contre la fausse gauche que représentaient les socialistes, leurs compromissions et leurs trahisons « , écrit-il dans son essai publié en 2009 Retour à Reims, aujourd’hui adapté pour la scène par Stéphane Arcas (2). L’auteur, qui prend pour point de départ de son livre sa  » honte sociale, la honte du milieu d’où je venais « , s’y interroge notamment sur les raisons qui ont poussé ses proches à se  » transformer  » politiquement en déplaçant leurs votes vers l’extrême droite. A la différence d’Ionesco, qui met tous les extrêmes dans le même sac, Eribon se préoccupe donc avant tout de la montée du néofascisme. Autre époque, autres préoccupations…

Responsabilité

 » Ce vote de mes frères pour un parti qui m’inspire une profonde horreur, puis pour un candidat à la présidentielle appartenant à une droite plus classique qui sut capter cet électorat, me semble tellement ressortir à une fatalité sociologique […] que j’en reste perplexe, écrit Eribon. Il est assez facile de se persuader, de façon abstraite, qu’on n’adresserait pas la parole ou qu’on ne serrerait pas la main à quelqu’un qui vote pour le Front national… Mais comment réagir quand on découvre qu’il s’agit de sa propre famille ? Que dire ? Que faire ? Et que penser ?  »

Pour Eribon, la responsabilité de cette métamorphose des préférences électorales de la classe ouvrière est à imputer aux représentants de la gauche qui  » s’évertuèrent à imposer les idées de la droite en essayant de renvoyer aux oubliettes de l’histoire […] l’attention portée à l’oppression et aux antagonismes sociaux, ou tout simplement la volonté de donner une place aux dominés dans l’espace politique « . Et de constater ensuite, alors que lui-même s’est détaché de ses racines pour devenir un intellectuel parisien, que  » des pans entiers des couches les plus défavorisées allaient donc, comme par un effet quasi automatique de redistribution des cartes politiques, se tourner vers le parti qui semblait être le seul à se préoccuper d’elles et, en tout cas, leur offrait un discours s’efforçant de redonner un sens à leur expérience vécue « . Chez Ionesco, les mêmes questions sur l’origine du tournant prennent un tour plus intime, quand son héros se demande si ce n’est pas sa dispute avec son ami Jean qui a provoqué sa transformation en bête à cornes :  » Je n’ai jamais pu lui prouver, de façon éclatante, toute l’amitié que j’avais pour lui. Et je n’ai pas été assez compréhensif avec lui.  »

Une interrogation qui n’a rien perdu de sa force, près de soixante ans après la création du spectacle, comme les questions de la normalité, de la mauvaise foi, du racisme, du rôle des intellectuels, que Ionesco aborde et qui traversent aussi l’ouvrage d’Eribon.  » Avec Rhinocéros, Ionesco s’attaque aux extrémismes, à tous les extrémismes « , lance Christine Delmotte, qui a monté le spectacle il y a deux ans, au moment des attentats parisiens et de la préparation des élections françaises. Sur scène, dans une atmosphère cauchemardesque, ses rhinocéros, dont la transformation est figurée par un recouvrement de la peau et des vêtements avec de l’argile verte, entament des séquences de gumboot dancing et de body clapping de plus en plus menaçantes.

Un parti pris onirique que l’on retrouvera aussi chez Stéphane Arcas, que les similitudes de son parcours avec celui d’Eribon (lui aussi est un  » transfuge  » de la classe ouvrière, étant en plus fils d’immigrés italiens d’un côté et espagnols de l’autre) ont poussé à s’atteler à une version scénique de Retour à Reims, après celle de Laurent Hatat, présentée à Avignon en 2014, et celle de Thomas Ostermeier, créée cet été à Manchester.  » J’ai voulu qu’il y ait plusieurs comédiens dans la distribution qui portent le texte et que la parole passe de l’un à l’autre, le principe étant : on est tous un peu Eribon « , explique Arcas, qui a aussi fait appel à un guitariste (Michel Cloup, de Diabologum), un batteur en live ou encore une scénographie convoquant des influences africaines, rock et des  » inversions Nord-Sud « .  » Ma façon de voir le politique, c’est qu’on naît à droite, puis on s’éduque et on devient de gauche. C’est penser qu’il y a moyen de construire une société avec des valeurs communes. C’est résister à la pulsion de croire que l’être humain est un salaud.  » La rentrée s’annonce musclée…

(1) Rhinocéros : du 19 septembre au 7 octobre au théâtre des Martyrs à Bruxelles, www.theatre-martyrs.be. Le 27 octobre à la Maison de la culture Famenne-Ardenne à Marche-en-Famenne, www.maisondelaculture.marche.be

(2) Retour à Reims, sur fond rouge : du 3 au 21 octobre au théâtre Varia à Bruxelles, www.varia.be. Les 5 et 6 décembre à la Maison de la culture de Tournai, www.maisonculturetournai.com

Par Estelle Spoto

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