La médecine du futur

Dépister les personnes prédisposées à des mala-dies graves ? Certains tests génétiques le permettent déjà et l’autoriseront davantage encore dans les années à venir. Reste la question de ceux qui  » veulent savoir « , mais que la science, à ce stade, ne sait pas guérir

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C’est une famille dans laquelle le cancer du côlon frappe à chaque génération. Le père, Michel, en est mort à l’âge de 43 ans. Comme le grand-père, Jean. Comme Rose, l’arrière-grand-mère. Mark a seulement 35 ans, et il se bat depuis trois ans contre la maladie.  » Je veux guérir, pour prouver aux miens qu’il n’y a pas de fatalité, pour arrêter l’engrenage.  » Il pourrait bien, en effet, être le dernier touché par la malédiction familiale. Car sa génération est la première à connaître la vraie figure de l’ennemi : une anomalie génétique. L’échantillon du sang de Mark a parlé. Son ADN comporte une portion aberrante, située sur le gène MLH1, connu pour prédisposer à ce type de cancer. L’information ne change rien à son sort. Mais elle a permis de vérifier si son frère et ses s£urs, en pleine santé, étaient porteurs de la même mutation. Une chance sur deux, ou un risque sur deux, à la grande loterie de l’hérédité… John, l’aîné, n’en a pas hérité. Karen, la benjamine, si. Mais la médecine promet à cette jeune mariée qu’elle vivra heureuse et aura beaucoup d’enfants, pour peu qu’elle se soumette, tous les deux ans, à une exploration de l’intestin par endoscopie. Helen, la dernière à s’être présentée à la prise de sang, attend le verdict…

Qui n’a jamais retracé mentalement son arbre généalogique, en s’interrogeant sur la maladie de tel ascendant ou la mort prématurée de tel autre ? Des tests génétiques permettent de lever certaines incertitudes. Et les bien-portants sont de plus en plus nombreux à s’y soumettre. Certains s’interrogent sur la  » fatalité  » qui frappe leur famille. D’autres craignent déjà d’être atteints, comme quelques proches, par une affection héréditaire. Les derniers, enfin, sont envoyés par un médecin.  » Désormais, l’examen pratiqué sur la tumeur après l’ablation du cancer du côlon permet, dans certains cas, de suspecter une prédisposition héréditaire et, donc, de prévenir une famille qui ne s’en était jamais doutée « , explique, à titre d’exemple, le Pr Christine Verellen, généticienne au centre de génétique des cliniques universitaires Saint-Luc (à Bruxelles).

En Belgique, on vient de fêter les 30 ans des 8 centres agréés de génétique médicale.  » Pendant longtemps, raconte le Pr Christine Verellen, nos centres se sont essentiellement consacrés aux problèmes prénatals et aux enfants handicapés. Depuis une dizaine d’années, grâce aux progrès de la biologie moléculaire, la génétique a envahi le champ des maladies de l’adulte.  » Et cela ne risque pas d’aller en s’amenuisant.

Désormais, une grande part des recherches qui y sont effectuées sont destinées à traquer des prédispositions de certaines formes de cancer héréditaires : ceux du côlon, du sein, de l’ovaire. Mais des tests prédictifs existent aussi pour des maladies neurodégénératives, comme la maladie de Huntington, incurable, dont est décédée récemment la comédienne Sophie Daumier. Ou pour l’infertilité masculine. Ou pour certaines atteintes cardiaques provoquant un risque de mort subite. Ou, encore, pour d’autres maladies rares et très hétérogènes.

En dix ans, ces tests génétiques ont donc déjà changé le destin de milliers d’individus (rien qu’à l’hôpital Erasme, l’an dernier, un millier de personnes se sont présentées à la consultation). Sans bruit. Sans que personne, hormis les banquiers et les assureurs, ait peut-être vraiment pris conscience de l’ampleur du phénomène. Cela dit, il ne suffit pas d’être majeur et vacciné pour obtenir une analyse génétique sur simple demande, et cela même si tout consultant (une personne a priori non malade) peut pousser la porte d’une des Mecque de la médecine prédictive. Pour que la demande y soit entendue et prise en compte, elle doit être médicalement utile. Actuellement, une analyse génétique prédictive n’est indiquée qu’en cas d’antécédents familiaux. Autrement dit, le demandeur doit dénombrer plusieurs parents ayant été touchés par la maladie. Dont un ayant toujours bon pied, bon £il, et qui se prête le premier au test…

Pourquoi de telles exigences ? Parce que la mutation ne se trouve jamais au même endroit dans l’ADN des Dupont et dans celui des Durand. Pour chaque nouvelle famille présentant une maladie génétique donnée, le généticien doit donc parcourir de bout en bout chacun des gènes connus de prédisposition (deux pour le cancer du sein, trois pour le cancer du côlon), en s’arrêtant à la moindre anomalie. Un travail de fourmi, qui explique, entre autres, le délai minimal de deux à trois mois avant l’annonce des résultats.  » Imaginez le défi suivant, détaille une spécialiste. Je sais qu’il existe une maison rouge entre deux villes distantes de 1 000 kilomètres. Pour la trouver, je dois partir de l’une et marcher à pied en direction de l’autre. C’est long, mais c’est faisable. Maintenant, supposez que je doive me livrer au même exercice, sans être sûre que cette maison existe vraiment…  »

Parfois, néanmoins, des recherches de mutation sont menées dans une famille alors qu’aucun malade ne peut servir de témoin. Cela a été le cas, par exemple, pour ces sept cousins germains, tous en bonne santé. Leurs mères étaient s£urs, décédées l’une et l’autre d’un cancer du sein.  » Sur sept personnes, les chances statistiques d’en compter au moins une, porteuse de la mutation, sont suffisantes « , leur a expliqué le généticien. La même anomalie a effectivement été retrouvée chez plusieurs d’entre elles.

La connaissance du génome a progressé si vite que, sur plus de 6 000 maladies génétiques répertoriées, près de 700 pourraient déjà, en théorie, être diagnostiquées par l’intermédiaire des gènes. Le nombre réel d’analyses pratiquées, mal évalué, est de toute façon nettement inférieur et l’offre, très inégale : certains tests sont orphelins, sans aucun laboratoire capable de les réaliser. Parfois, les tests sont disponibles, mais pas pour le grand public. C’est le cas dans les mutations prédisposant à l’hypertension artérielle, au diabète ou aux rhumatismes. Très répandues, ces anomalies sont présentes chez bon nombre de personnes qui ne tomberont jamais malades. Les examens, qui risquent de créer inutilement de l’anxiété, sont donc cantonnés à des programmes de recherche (lire l’encadré ci-dessous ).

Sauver des vies

Mais alors, à quoi sert donc la médecine prédictive ? A sauver des vies, pardi. Du moins, dans certaines maladies. Elle enregistre son plus grand succès dans la lutte contre le cancer du côlon. Cette pathologie, potentiellement mortelle, se transforme en  » simple  » accident de parcours chez les personnes dont la prédisposition est connue.  » Auparavant, rappelle le Pr Verellen, dans les familles que l’on supposait à risque, on incitait tout le monde à suivre un dépistage spécifique. A présent, ce suivi est réservé aux seuls membres porteurs de l’anomalie héréditaire. Et lorsqu’un début de cancer est détecté, ces personnes, souvent jeunes, ne se culpabilisent pas inutilement en cherchant en vain ce qu’elles ont bien pu faire ou ne pas faire pour que ce drame les frappe : elles savent que cela est dû à leurs gènes.  »

Lorsque cette anomalie génétique est repérée, un examen de l’intestin par coloscopie, pratiqué tous les deux ans, permet d’extraire avec une pince miniature la moindre grosseur, avant que celle-ci ne devienne maligne. Si une tumeur s’est développée malgré tout, cette surveillance rapprochée entraîne une opéreration à un stade précoce, où la guérison est assurée.  » Deux études scientifiques rapportent, sur quinze ans, une mortalité nulle chez les personnes porteuses de la mutation qui se soumettent régulièrement à la coloscopie « , observe une spécialiste.

Le bénéfice est moins net pour les autres maladies. Cependant, il n’est pas négligeable.  » Comme pour le côlon, les tests prédictifs du cancer du sein familial, héréditaire, sont fiables et performants : ils permettent donc, dans une majorité des cas, de détecter s’il y a bien une anomalie génétique. Dans ce cas, puisqu’une politique de suivi et des traitements existent, connaître son risque individuel est important, souligne le Pr Marc Abramowicz, généticien au Centre de génétique médicale de l’hôpital Erasme (à Bruxelles). Certes, le suivi par mammographie n’évite pas l’apparition des tumeurs. Mais il permet quand même de les repérer plus tôt.  » Nous manquons encore de recul, juge Dominique Stoppa-Lyonnet, à l’Institut Curie, à Paris, mais nous espérons que ce dépistage précoce pourra faire baisser la mortalité de 20 à 30 %.  » Les porteuses d’un des deux gènes de prédisposition, le BRCA 1 ou BRCA 2, ont aussi un risque accru de cancer de l’ovaire. Le danger est éliminé avec l’ablation pure et simple de cet organe, proposée dès l’âge de 40 ans.

Parfois, le test permet effectivement d’épargner des vies, mais le prix à payer est très élevé pour les intéressés. Dans la cardiomyopathie hypertrophique, par exemple. Cette hypertrophie du c£ur s’est fait une réputation de tueuse depuis que, en juin 2003, à Lyon, le footballeur camerounais Marc-Vivien Foé est tombé foudroyé en plein match. Les experts suspectent que le joueur était atteint, sans le savoir, de cette maladie génétique, qui peut provoquer la mort subite. La même hypothèse est d’ailleurs avancée dans le décès brutal, le 25 janvier, d’un attaquant du club Benfica Lisbonne, Miklos Feher, sur un stade portugais. Si leur état avait été révélé à temps par un test, l’un comme l’autre n’auraient pas eu d’autre choix que de renoncer à leur carrière.  » Nous sommes démunis en matière de médicaments « , constate le Dr Philippe Charron, du département de cardiologie et génétique à la Pitié-Salpêtrière (à Paris). La pose d’un défibrillateur, sorte de stimulateur cardiaque, est efficace, mais incompatible avec un métier physique. Depuis la mort de Marc-Vivien Foé, sa consultation a pourtant vu défiler une dizaine de sportifs demandant à passer le test. Quitte à voir leur destin changé.

C’est précisément ce qui est arrivé à un adolescent qui se voyait déjà pilote de chasse. Sa mère s’est révélée prédisposée à cette maladie cardiaque. L’an dernier, le test a montré que le jeune homme avait hérité de la mutation. Il a dû faire une croix sur sa vocation. Même désillusion pour le cadet, également porteur, qui avait décidé de devenir professeur d’éducation physique, comme sa mère. Le benjamin, âgé de 14 ans, n’a pas encore fait le test. Mais il sait déjà qu’il veut être… prof de sport.

Lever l’épée de Damoclès

Devoir renoncer au métier de ses rêves paraîtra un moindre mal aux yeux des familles touchées par la maladie de Huntington. Dans cette forme mortelle de démence, le test est un jeu à quitte ou double. Une chance de mener une vie normale. Et une  » chance  » de sombrer à coup sûr, mais sans savoir quand, dans une déchéance sans issue. Jean, 54 ans, un homme carré et volontaire, ne s’est résolu à faire le test qu’il y a deux ans, parce que  » le doute avait fini par le plonger dans une profonde dépression « . Le résultat, négatif, a levé d’un seul coup l’épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Mais pour les autres, les porteurs de la mutation ?

En Belgique, les généticiens et les psychologues accompagnent les demandeurs tout au long des 5 étapes imposées par les centres de génétique entre la première demande et la communication des résultats. Ils considèrent souvent qu’en définitive l’information permet aux malchanceux d’être mieux armés quand arrivent les premiers signes de la maladie, de prendre à l’avance les dispositions matérielles et financières nécessaires. Comme le dit le Pr Abramowicz,  » parmi ceux qui poussent la porte du centre, on distingue deux sortes de personnes : chez les premiers, la certitude, même lorsqu’il s’agit d’une mauvaise nouvelle, vaut mieux que l’incertitude. Et chez les seconds, l’insouciance est possible.  »

La maladie de Huntington, et les liens privilégiés entretenus entre l’association de patients souffrant de cette maladie (1) et les centres de génétique, est certes un cas à part. L’histoire de la médecine a mis ici la charrue devant les b£ufs. Le test, avant le traitement. Pourtant, elle pose une question valable pour d’autres pathologies moins terrifiantes. Les bien-portants veulent-ils vraiment connaître l’avenir que les gènes leur réservent ? Globalement, en Europe, 10 % des personnes à risque de Huntington demandent un test. Peut-être parce que la science n’offre (encore) aucune porte de sortie à ceux qui sont déclarés porteurs… Les tests pour d’autres affections neurologiques (maladie de Steinert, dystrophie musculaire fascio-scapulo-humérale, ataxies dominantes), bien que considérées comme moins sévères, n’obtiennent pas de meilleur score. Les examens les plus demandés sont en fait ceux qui débouchent sur de réelles perspectives de traitement en cas de mauvaise pioche. Le record est actuellement détenu par la Finlande, pour la prédisposition au cancer du côlon. Une étude récente y a été menée sur 36 familles, soit, au total, 446 individus à risque. Les trois quarts d’entre eux ont passé le test.

Savoir, ne pas savoir…  » On considère que le génome est sacré, souligne le Pr Abramowicz, et quand on parle d’analyse pratiquée sur l’ADN, cela effraie d’office le grand public. Mais peut-être ignore-t-il qu’il existe un encadrement scrupuleux des tests… Et que l’information obtenue aide généralement ceux à qui elle est dévoilée.  » Quitte à soutenir ces personnes après l’annonce des résultats : même lorsqu’ils sont bons, certains consultants sont déstabilisés par le sentiment de culpabilité du survivant, celui qui échapppe à la malédiction familiale, précise le généticien.

En tout cas, soutenus, épaulés, encadrés, conseillés de ne pas aller plus loin si les experts du centre de génétique réalisent que les choses ne sont pas encore tout à fait  » mûres « , dans notre pays, les consultants vont généralement au bout du parcours. Et qui peut juger de ce Français d’une quarantaine d’années, susceptible d’avoir hérité de sa mère d’une mutation prédisposant à la mort subite ? Sa femme, inquiète pour leurs enfants, l’avait poussé à se rendre dans une consultation spécialisée dans sa région. L’homme s’est bien présenté à la prise de sang. Mais, un an après, il n’est toujours pas venu chercher le résultat.  » Ce monsieur pratiquait le parachutisme en amateur, se rappelle le médecin. Il craignait probablement de s’entendre dire qu’il était porteur et qu’il devrait cesser cette activité.  » Or… tel est précisément le cas. Cette situation, inédite, a provoqué un vif débat au sein du service français. Fallait-il lui envoyer les résultats par courrier, dans l’intérêt de ses enfants ? Ou respecter son droit de ne pas savoir ? Les praticiens sont tombés d’accord pour expédier une simple lettre de relance. Restée, à ce jour, sans réponse.

Estelle Saget et Pascale Gruber

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