La justice perd son indépendance

Le Vif/L’Express : Votre appréciation sur l’affaire Dutroux a-t-elle évolué au fil du temps ?

Christian De Valkeneer : Avec du recul et mon expérience de juge d’instruction, je considère que cette affaire était un fait divers, un fait divers effroyable, mais qui a eu des conséquences surdimensionnées par rapport à l’événement lui-même, en raison, notamment, des rapports conflictuels entre la juge d’instruction liégeoise et les parents de Melissa Russo. Sur la base du rapport de la commission d’enquête, je suis persuadé que Martine Doutrèwe n’a pas menti et que la gendarmerie ne lui a pas communiqué toutes les informations dont elle disposait, pour une raison de protection des sources. On ne voulait pas brûler un indicateur. Moi-même, il m’est déjà arrivé de devoir mettre les points sur les i dans des cas similaires. A l’époque, la gendarmerie était un corps qui avait tendance à vivre en vase clos. Elle ambitionnait d’apporter des enquêtes toutes faites aux magistrats, en se passant d’eux jusqu’à un certain point. Cette affaire a aussi permis de mettre en évidence, à la suite des travaux d’autres commissions d’enquête, les dysfonctionnements du système judiciaire. Elle a provoqué un profond changement de mentalité chez les acteurs et une volonté de rénover l’appareil. Malheureusement, le pouvoir politique n’a pas su saisir cet enthousiasme naissant.

La police fédérale a-t-elle perdu le caractère dominateur de l’ancienne gendarmerie ?

Entre les hommes, l’état d’esprit s’est amélioré : les magistrats entretiennent des rapports plus égalitaires avec les policiers û ils se sont rapprochés également des justiciables, par l’effet d’un changement de génération et de culture. Mais la nouvelle structure policière induit un éloignement de plus en plus grand entre les policiers et les magistrats. Nous n’avons plus aucune maîtrise sur les moyens d’enquête. C’est le ministre de la Justice û donc, le pouvoir exécutif û qui arbitre en cas de demandes concurrentes (en hommes, matériel, méthodes particulières de recherche, etc.). C’est un énorme problème. Où est encore l’indépendance du pouvoir judiciaire ?

Le monde politique a cependant tranché en faveur du juge d’instruction plutôt que du juge de l’instruction, qui serait un  » notaire  » plutôt qu’un moteur des enquêtes, non ?

En apparence, seulement. On l’a bien vu avec la loi sur les méthodes particulières de recherche qui a réduit les compétences du juge d’instruction sans qu’il y ait eu débat politique. En revanche, on a assisté à une montée en puissance du parquet, alors qu’il était question des méthodes les plus intrusives sur le plan de la vie privée et des libertés individuelles. La seule vertu du juge d’instruction est son indépendance. Si le parquet est indépendant, qu’on supprime le juge d’instruction ! Mais ce n’est pas le cas : le parquet devient de plus en plus le prolongement judiciaire du pouvoir exécutif. Ce n’est pas très sain. Cela dit, la figure actuelle du juge d’instruction mérite un sérieux toilettage. Cet homme est seul, il a beaucoup de pouvoir et il est peu contrôlé par la chambre du conseil et la chambre des mises en accusation.

Existe-t-il toujours un clivage Nord/Sud sur ce sujet, les Flamands étant supposés plus favorables à un système accusatoire à l’anglo-saxonne ?

Ce n’est pas un clivage significatif. Les avis sont très partagés des deux côtés de la frontière linguistique. Ce qui me semble certain, c’est que le pouvoir politique ne cherche pas vraiment à avoir un système judiciaire qui fonctionne bien. Quand on voit le temps qui passe, on est bien forcé de constater que la modernisation de l’appareil judiciaire ou l’indépendance de la justice ne constituent pas son souci premier.

L’affaire Agusta est passée par là. Quel homme politique serait assez masochiste pour donner des moyens efficaces à une institution judiciaire qui peut le remettre aussi fondamentalement en cause ?

La réforme des services de police, elle non plus, n’a pas donné les résultats escomptés…

Au milieu des années 1990, la gendarmerie était devenue opaque, peu contrôlée, mais c’était un outil performant. Après les accords de 1998, qui donnèrent naissance, dans la précipitation et l’impréparation, à la  » police intégrée, structurée à deux niveaux « , il s’est produit un nivellement par le bas. On a l’impression qu’on fait moins avec les 40 000 hommes actuels qu’avec les 18 000 de l’ancienne gendarmerie ! Il faudrait avoir le courage de faire une évaluation sans états d’âme de ce qui marche et de ce qui ne marche pas.

Entretiens : Marie-Cécile Royen

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