La justice aux enchères

Par Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès.

Si la chronique judiciaire est le plus sûr reflet d’un état de la société, ce que je crois plus que jamais, il y a de quoi nous inquiéter car cet exercice risque bien de devenir impossible. C’est peut-être que la chronique judiciaire s’est muée ou a été contaminée par une autre discipline, celle de l’information judiciaire et de ses avatars que sont le journalisme dit d’investigation et les débats où chacun, donc n’importe qui, a la parole. Les irresponsables ont pris le pouvoir, le quatrième pouvoir, créant ainsi des situations où il ne s’agit plus de savoir qui a commis des actes que la loi proscrit, dans quelles circonstances éventuellement aggravantes ou atténuantes, mais bien d’aller sans coup férir au coeur des choses. Ce serait admissible, car on ne s’entoure jamais de trop d’avis, si les vociférations n’allaient pas dans tous les sens, ne s’autorisant que de leur force de frappe purement verbale.

On enseignait autrefois dans les écoles de journalisme que l’information est sacrée et que le commentaire est libre. Tout semble se passer de plus en plus comme si l’information était une sorte de marché aux puces où chacun trouve à l’improviste ce qui lui convient, le commentaire n’étant plus dès lors libre mais obligé. La tête sur le billot, les observateurs les plus attentifs ignorent, à propos des affaires les plus médiatisées, ce qu’il faut croire ou ne pas croire. C’est fâcheux, car le contraste est flagrant entre la véhémence de ceux qui disent être là pour servir la vérité, quoique n’étant parfois mandatés d’aucune manière pour ce faire, et la question qu’on est amené à leur lancer: « Qu’en savez-vous? «  Rien! ils ne savent rien ou, ce qui est sans doute plus grave encore, ils ne savent que des riens.

Les leçons que nous donnent les commentaires d’affaires en cours, qu’il s’agisse de l’assassinat d’André Cools ou des enfants disparus, sont proprement affolantes. Et, en effet, elles ne manquent pas d’affoler, de faire perdre la boule. C’est, en quelque sorte, la rançon classique d’une absence de rigueur, ou de méthode au sens cartésien du mot. La toute première condition lorsqu’on se targue de trouver une vérité, dans quelque domaine que ce soit, est de ne pas confondre la thèse et l’hypothèse, de chercher ce qu’on trouve et non de trouver ce qu’on cherche. Mais on met tout cela cul par-dessus tête. Ainsi, il y a ceux qui, pour une raison ou pour une autre, éventuellement aussi épidermique que la tête de l’intéressé ou sa dégaine, se persuadent que tel militaire a délibérément noyé ses enfants dans la Meuse, et ceux qui n’y croient pas. Beaucoup plus rares sont ceux qui avouent ne pas savoir. Il semblerait honteux de ne pas opter sans réserve pour l’une ou l’autre hypothèse, la culpabilité ou l’innocence! Comme si la justice elle-même était tenue de choisir. Idée fausse, naturellement. Car, si une décision de condamnation s’impose à tous, sous réserve des recours prévus par la loi, un acquittement, bien que définitif, n’est que rarement aussi « carré » qu’on le croit, tout le monde pouvant faire le départ entre un acquittement résultant explicitement des faits de la cause, ou du doute qui doit toujours profiter à l’accusé.

C’est ce qu’on n’aime pas. Ce qu’on aime, en réalité, ce sont les belles histoires, fussent-elles horribles, avec un début (« Il était une fois … »), un développement et une fin. Il se trouve que la vie est plus complexe, plus incertaine et que les « belles histoires » se terminent souvent par des points de suspension.

La chronique judiciaire a cette vertu qu’elle fait toucher du doigt les problèmes. Le chroniqueur est là, au banc de la presse, il écoute et il regarde, il note ce qu’il lui paraît utile de rapporter et laisse son lecteur libre de penser ce qu’il veut: c’est votre avis qui compte, mais sur la base d’éléments certains résultant des débats, vérifiables à tout moment, car la justice n’est rien sans les gens. Le reste, tout le reste n’est que parlotes, bavardages, pollution de la recherche de la vérité, jeux d’idiots, aurait dit Shakespeare, dans une pièce qui n’a aucun sens.

Prenez-y garde: on ne jongle pas impunément avec ces sortes de choses! A tort ou à raison – mais si c’était à tort, j’aurais raté ma vie -, les chroniqueurs judiciaires se convainquent de la vertu des audiences, des comparutions personnelles de ceux qui sont soupçonnés d’avoir enfreint la loi, et le péril est immense de transporter les prétoires ailleurs. Qui voudrait être jugé par des irresponsables? Se faire justicier, comme on le voit de plus en plus souvent chez ceux dont on aurait pu croire que leur statut de défenseur était incompatible avec celui de procureur, pourrait bien nous retomber dessus comme un boomerang, un soupçon prenant irrésistiblement toutes les apparences de preuves.

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