La guerre secrète

Les combats les plus feutrés ne sont pas les moins violents. Entre le champion des sondages et la première secrétaire du PS se joue une partie d’échecs, loin de la primaire officielle du Parti socialiste français.

Officiellement, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn choisiront ensemble lequel d’entre eux deux se présentera à la primaire socialiste. Quand et comment ? Mystère.  » Je rencontre Dominique, on s’appelle, on avance, on réfléchit, mais je ne vais pas faire un communiqué à chaque fois !  » répète-t-elle aux curieux. De leurs échanges elle ne laisse rien filtrer, sinon que les SMS de DSK sont truffés de doubles smileys. Ce qui la désarçonne, elle qui n’est pas franchement branchée nouvelles technologies (voir page 87). En clair, circulez, il n’y a rien à voir !

A l’heure où le PS se targue de lancer sa  » révolution démocratique  » des primaires, en ouvrant la désignation à la galaxie des sympathisants, voilà que s’est installée au sommet une primaire sauvage en marge de la primaire officielle ; une compétition opaque entre les deux favoris, à l’antipode des vertus démocratiques du système que le parti met en place parallèlement. Bienvenue dans une drôle de guerre, celle qui oppose deux pacifistes – à mille lieues du choc public entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin ou, naguère de l’affrontement fratricide entre Jacques Chirac et Edouard Balladur. Cette guerre des deux roses est d’abord une partie d’échecs, un combat feutré loin des regards.

Tout est sous contrôle, assure la première secrétaire à ses camarades :  » Si la crise financière continue de dominer, Dominique dispose du meilleur profil pour trouver des solutions ; si on est sur d’autres sujets, c’est différent.  » Pas très éclairant : les turbulences actuelles sont autant économiques que sociales. Et, pour ne rien arranger, les duettistes, qui font mine de ne pas s’alarmer de la candidature de Ségolène Royal, ne débordent pas d’envie d’en découdre. DSK manque du  » feu sacré pour se lancer vers la victoire « , s’étonnait déjà, en 2006, un ambassadeur américain en poste à Paris, dans un câble révélé par le site WikiLeaks. Un conseiller de l’Elysée, qui a observé de près la rencontre du directeur général du FMI avec Nicolas Sarkozy, le 17 novembre dernier, en a gardé une drôle d’impression :  » DSK ne donne pas le sentiment de vouloir être candidat, sinon viendrait-il dans la cour du palais présidentiel, où il sait que l’attendent tous les journalistes, avec une grosse voiture de marque étrangère qui doit coûter 100 000 euros ?  » Ses soutiens en sont conscients.  » Il faut qu’on donne à Dominique l’envie d’avoir envie « , résume la vice-présidente (PS) de la région Ile-de-France, Michèle Sabban, qui commence à rameuter des intellectuels pro-DSK.

Quant à Martine Aubry, maintes fois taraudée par le désir de démissionner de la tête du PS, elle avait terminé le congrès de Reims paralysée par le doute. Avant le dépôt des candidatures pour le poste de première secrétaire, alors qu’elle devait se décider, la maire de Lille était restée longuement enfermée dans sa voiture, avec son mari et son premier lieutenant, François Lamy. Tétanisée.  » Qui vous dit qu’ils ne se battent pas pour être celui ou celle qui ne va pas y aller ?  » interroge sans rire un proche de DSK. Vas-y, toi ! Non, je n’en ferai rien !

Pour l’heure, Strauss-Kahn a besoin qu’Aubry défende mordicus un calendrier tardif pour pouvoir revenir, tandis que la première secrétaire ne peut espérer l’emporter si elle braque le chouchou des Français. De part et d’autre, on fait donc assaut d’amabilités.  » Anne Hommel [chargée d’une partie de la communication du FMI] nous a passé un coup de fil le 7 octobre, au moment de la parution d’un entretien de Dominique dans Le Monde, car, ce jour-là, Aubry devait intervenir à la télévision « , raconte le conseiller politique d’Aubry, François Lamy. L’émission a finalement été décalée au dernier moment, Aubry s’étant blessée à l’£il. Les strauss-kahniens n’avaient pas prévu que les deux prises de parole pouvaient se télescoper. L’appel visait à rassurer tout le monde.

Mais la politesse n’interdit pas les arrière-pensées ni les coups bas entre ces deux personnalités que tout oppose, dans le style, bien sûr, mais aussi sur certains gros dossiers. Le 20 mai, DSK provoque un tollé à gauche après ses déclarations sur France 2. La retraite à 60 ans ? Ce ne peut être un  » dogme « , comme l’affirme le PS, car  » le monde change très vite et on vit dans la mondialisation « . Deux jours plus tard, Dominique Strauss-Kahn appelle la responsable du dossier Rue de Solferino, Marisol Touraine. L’élue est épuisée, après avoir passé des heures à répondre aux journalistes.  » Salut, c’est Dominique. Je t’ai mis dans la merde avec mes propos, n’est-ce pas ? commence le socialiste. Si tu peux, appelle Martine et dis-lui que je n’ai pas dit ça contre elleà  » Le téléphone ne devait guère fonctionner, ces jours-là, entre Lille et Washington. Quelques mois plus tard, le FMI publie un rapport saluant l’action du gouvernement français en matière de réforme des retraites. Sans tarder, les services de Strauss-Kahn envoient un argumentaire à Marisol Touraine. Trop tard, une partie du PS bout de colère.

C’est après les régionales de mars 2010 que l’alliance DSK-Aubry s’est grippée. La première secrétaire, requinquée, est alors à la tête d’un Parti socialiste rassemblé. Ses proches la voient déjà sur la rampe de lancement élyséenne. Aubry place ses fidèles aux postes clés. A La Rochelle, en août, la sortie du livre du journaliste David Revault d’Allonnes, Petits Meurtres entre camarades (Robert Laffont), ne passe pas inaperçue. Aubry confie dans l’ouvrage qu’elle se décidera  » avant le début de l’année 2011 « . Elle est sur le point de griller la politesse à DSK, s’étouffent certains.  » On a alors cherché à banaliser cette histoire « , raconte une élue strauss-kahnienne.

Aujourd’hui, la première secrétaire fait marche arrière. Elle reporte sa décision à juin prochain, comme elle l’a indiqué au Journal du dimanche, le 5 décembre. Il en faudrait davantage pour calmer les fidèles de Strauss-Kahn.  » Que fait Martine, s’interroge cette élue. La première secrétaire ne passe plus de messages forts, elle a laissé s’installer sans réagir la candidature de François Hollande, alors qu’on lui a proposé pendant des mois de s’organiser pour le contrer. Pis, elle n’a pas su imprimer sa marque sur le mouvement social.  » La petite musique est bien rodée. Aubry n’aurait pas les épaules assez larges, elle ferait un très bon Premier ministre, d’ailleurs, elle aurait déjà renoncé dans sa tête à l’Elysée.

Vite dit.  » Pourquoi croyez-vous que je fais tout cela ?  » lança, cet été, Aubry, énigmatique, à ses collaborateurs. Comme à son habitude, la maire de Lille hésite, tergiverse, attend l’ultime moment, mais cela ne l’empêche pas de tout verrouiller. S’il faut y aller, elle veut être prête.

Le clan DSK entame une course de lenteur

Dans cet affrontement qui ne veut pas dire son nom, les entourages sont chauffés à blanc par l’incertitude.  » Aubry a essayé d’imposer une lecture sociale de la crise pour compliquer le retour de DSK « , décrypte un parlementaire strauss-kahnien. Les proches d’Aubry ont aussi rodé leur argumentaire :  » Dominique va être vu comme le porte-parole de la mondialisation en raison de sa position au FMI.  » Peu ont goûté les remarques distillées sur un ton faussement naïf par leurs détracteurs sur les problèmes oculaires de la première secrétaire, qui représenteraient un handicap en cas de présidentielle.  » Et combien de kilos va prendre DSK, s’il entre en campagne ?  » tacle un habitué de Solferino. A perfidie, perfidie et demie.

Au début de 2011, Aubry va se relancer pour tenter de faire oublier un automne chaotique : déplacements en France et à l’étranger. Elle aura passé les fêtes de Noël en Chine, puis effectuera une tournée en Afrique en février. Si elle soigne sa dimension internationale, c’est qu’elle sera de toute façon du casting final, parient ses amis. Un scénario sous forme d’un  » ticket  » circule actuellement à Solferino : soit elle se présente, et DSK ne fait rien pour la gêner ; soit c’est lui qui brigue l’Elysée, et elle aura Matignon.

Les strauss-kahniens laissent dire. A quoi bon s’agiter, puisque moins ils émettent de messages et plus leur leader est populaire. L’homme de Washington a profité de sa discrète virée parisienne, à la mi-novembre, pour les sommer de garder leurs nerfs :  » Ne parlez plus en mon nom. Si certains camarades se massacrent entre eux, c’est leur affaire. Ne me mêlez pas à tout ça. « 

Minimisant volontairement la candidature de Ségolène Royal, qui ne manquera pas de dénoncer les petits arrangements entre amis, le clan DSK entame une course de lenteur. Alors qu’il prenait un café le 1er décembre en face de l’Assemblée nationale, le député socialiste Pierre Moscovici croise par hasard le chauffeur habituel de Dominique Strauss-Kahn et d’Anne Sinclair, qui lui serre chaleureusement la main :  » J’étais avec Anne, ce matin, dans la voiture. Elle a écouté ton interview sur RTL et a beaucoup apprécié ton intervention.  » Moscovici se rengorge. Il venait d’expliquer que l’accélération de Ségolène Royal ne devait rien changer au calendrier prévu, avec un vote à l’automne 2011.

Pour les fidèles de DSK, il s’agit de montrer l’évidence du rouleau compresseur.  » S’il est candidat, il n’y aura pas plus de quatre prétendants à la primaire « , pronostique le maire (PS) de Grenoble, Michel Destot. Ses proches laissent filtrer l’idée que son état d’esprit a changé, qu’il se demande désormais ce qu’il ferait s’il était président. Qu’il est loin le temps où, en 2007, avant de s’envoler pour Washington, l’ancien ministre pestait :  » On en prend pour dix ans, tout ce que touche Sarkozy, il le transforme en or ! « 

La tactique est claire : s’appuyer sur les sondages pour décourager les rivaux. Strauss-Kahn apparaît comme la personnalité politique préférée des Français dans le baromètre Ipsos-Le Point de décembre, avec 60 % de bonnes opinions. Tout le monde se souvient qu’en 2006 la bataille s’est jouée dans l’opinion : Ségolène Royal avait crucifié DSK. Mais les sondages, s’ils font le candidat, n’assurent pas la victoire.  » Ceux qui étaient en tête des sondages à six mois d’une élection (Giscard, Balladur, Jospin) ont chaque fois perdu  » : cette observation, datée de 2006, émane d’un certain Dominique Strauss-Kahn – elle est rapportée dans un télégramme diplomatique dévoilé par WikiLeaks.

De son côté, l’entourage de Martine Aubry essaie de garder la confiance. Il a commandé un sondage à l’automne, qui montrait que la maire de Lille l’emporterait haut la main face à Sarkozy, au second tour. Excellent pour le moral. Sauf que la Rue de Solferino avait pris soin de ne pas tester DSK.  » On ne s’occupe ici que de la première secrétaire « , justifie le directeur du cabinet d’Aubry, Jean-Marc Germain. Forcément, elle était ainsi la mieux placée.

MARCELO WESFREID, AVEC ÉLISE KARLIN

 » APPELLE MARTINE ET DIS-LUI QUE JE N’AI PAS DIT ÇA CONTRE ELLE « 

 » SI CERTAINS SE MASSACRENT ENTRE EUX, C’EST LEUR AFFAIRE « 

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