La guerre de l’intox

Petits et gros mensonges, lourde propagande, manipulation des médias… Entre Américains et Irakiens, la bataille psychologique fait rage. Et tous les coups sont permis

En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle devrait toujours être escortée d’un garde du corps de mensonges.  » Prêtée à Winston Churchill durant la Seconde Guerre mondiale, la formule s’applique aujourd’hui à grande échelle au conflit en cours en Irak. Les tempêtes de sable ne sont pas seules à brouiller la perception de la réalité : petits mensonges, lourdes propagandes, manipulation des médias, tentatives d’intoxication alimentent le cours d’une guerre psychologique qui fait rage, parallèlement aux combats.  » Les méthodes irakiennes sont classiques, mais les techniques américaines ont gagné en sophistication, avec un discours très policé, des images contrôlées sur les victimes, des spécialistes de communication dans chaque régiment « , analyse Philippe Ricalens, coauteur d’un livre qui paraît ces jours-ci, La Manipulation à la française (Economica).

Soucieux de ne pas s’enliser dans une meurtrière bataille de Bagdad, les militaires américains ont donné des consignes très strictes aux quelque 600 journalistes embarqués dans leur armada (voir page 112). De plus, ils ont vivement conseillé aux chaînes de télévision américaines, qui l’ont accepté, de ne pas diffuser d’images de cadavres de GI. Les officiels critiquent sévèrement la chaîne qatarie Al-Jazira, qui, elle, a montré des corps de soldats tués et les visages des prisonniers.  » Pour George W. Bush, l’enjeu principal de la manipulation n’est pas de convaincre les forces ennemies de se rendre, mais de rassurer en permanence l’opinion publique américaine, indispensable à la poursuite de son offensive « , estime le général Loup Francart, auteur de La Guerre du sens. Pourquoi et comment agir dans les champs psychologiques (Economica, 2000).

De son côté, Saddam Hussein veut prouver qu’il tient toujours le pays, pariant sur le patriotisme irakien et l’enlisement de la coalition américano-britannique. D’où ses apparitions répétées à la télévision (lire page 111) et la présence tolérée û avec des restrictions ces derniers jours û de près de 350 journalistes étrangers à Bagdad, auxquels le ministre de l’Information, Mohammed Saïd al-Sahhaf, a expliqué, le 29 mars :  » Vous êtes les vrais ministres de l’information.  » Fidèles à leur tradition, les autorités irakiennes canalisent le troupeau. Avec des rituels bien établis. Chaque matin, des autocars emmènent la presse accréditée sur des sites choisis (hôpital, centrale électrique, bâtiment bombardé pendant la nuit), figures imposées pouvant donner lieu à la mise en scène de  » manifestations spontanées  » comme à ce spectacle insolite et navrant : une cohorte de reporters assiégeant un  » bouclier humain  » ou un rescapé couvert de bandages sur son lit d’hôpital. Où qu’il aille, tout journaliste doit être accompagné d’un guide interprète officiel, les visites sont soumises à autorisation préalable et le ministère est censé visionner tous les reportages avant leur diffusion.

Autant de règles dont la plupart des envoyés spéciaux tentent de s’affranchir. A leurs risques et périls : tabassé dans sa chambre d’hôtel, un journaliste américain était, le 30 mars, sans nouvelles de sa compagne, emmenée, selon lui, par un service d’ordre. Une correspondante italienne, jugée coupable de s’être rendue sans autorisation dans le quartier chiite de Medina Saddam, a été renvoyée en Jordanie.

Dans ce contexte tendu, le régime jongle avec les rumeurs. Tel jour, les Britanniques sont accusés d’avoir détruit à Bassora 76 000 tonnes de vivres et les Américains d’avoir visé à Nadjaf une ambulance avec une bombe à fragmentation. Le lendemain, une battue populaire est organisée, démarrant devant le centre de presse et s’achevant au pied de l’hôtel Palestine, où logent les journalistes, pour pister un pilote qui serait tombé sur une berge du Tigre. Puis c’est un tract distribué à Badgad, présenté comme une fatwa (décret religieux) émanant de l’ayatollah Sistani, éminent dignitaire chiite, condamnant à la damnation quiconque épaulerait les envahisseurs infidèles. De l’aveu même d’un guide du ministère, il s’agissait d’un coup de bluff…

Mais cette bataille médiatique, destinée à forger les opinions, n’est que la partie la plus visible d’une guerre d’intoxication qui a commencé bien avant les premiers bombardements. Pour étayer leurs soupçons sur la duplicité de Saddam Hussein, les services de renseignement américains et britanniques n’ont pas hésité à forcer le trait. Le patron de la CIA, George Tenet, a notamment pointé du doigt les liens présumés entre le régime irakien et l’organisation de Ben Laden, notamment par l’intermédiaire du Jordanien Abou Moussab al-Zarkaoui, expert en armes chimiques d’Al-Qaida, qui serait protégé par Bagdad. Mais, selon les services de renseignement allemands, qui pistent ce militant depuis des années, il n’y aurait rien de sérieux derrière ces contacts, Al-Zarkaoui résidant dans la zone kurde du pays.

Au début de février, le gouvernement de Tony Blair a rendu public un rapport détaillé sur les récentes dissimulations irakiennes concernant les armes de destruction massive, s’attirant les félicitations américaines. En réalité, les experts de l’espionnage britannique avaient recopié des passages d’une thèse de doctorat d’un étudiant californien, publiée l’an dernier, reposant sur des données d’avant 1991. L’étudiant a crié au  » plagiat  » !

Pis, sur la base d’informations britanniques et de rapports de la CIA, le président George W. Bush a accusé, le 28 janvier, l’Irak d’avoir tenté d’acheter 500 tonnes d’uranium au Niger pour son programme nucléaire secret. Manque de chance, le 7 mars, le patron de l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA), Mohamed el-Baradei, a dégonflé cette baudruche en révélant que les prétendues  » preuves  » étayant cette accusation étaient des faux. Dans son édition du 24 mars, le très sérieux magazine américain The New Yorker, après enquête, est allé plus loin, se demandant comment des documents aussi grossièrement falsifiés û courriers bourrés d’incohérences, signatures contrefaites û avaient pu être jugés assez crédibles par la CIA pour remonter jusqu’au bureau Ovale de la Maison-Blanche ! Selon le journal, ces  » preuves  » ont pu être fabriquées par des experts du MI 6, services britanniques de contre-espionnage, et transmises délibérément par la CIA dans le seul dessein de sa  » propagande anti-Irak « .

ôNous avons quelqu’un très près de Saddam »

Pour sa part, Saddam Hussein n’a jamais lésiné sur les mensonges. Il s’est notamment contredit à plusieurs reprises à propos de l’étendue de son arsenal militaire. Ainsi, à la fin de janvier, il démentait détenir des missiles Al-Samoud dépassant la portée maximale autorisée de 150 kilomètres. Quelques jours après, il finissait par reconnaître la possession de tels engins, en entamant, lentement, leur destruction… Les cachotteries concernent également les stocks d’armes chimiques et bactériologiques. Le gouvernement irakien a répété qu’il n’en possédait plus. Les inspecteurs de l’ONU en doutent encore, les Irakiens n’ayant apporté aucune preuve de leur élimination. Dans une interview au Vif/ L’Express, Thérèse Delpech, commissaire au désarmement à l’ONU, redoutait, la semaine dernière, leur utilisation sur le champ de bataille.

La guerre d’intox a, bien sûr, pris une tournure beaucoup plus active avec le début des frappes américano-britanniques sur Bagdad, aux premières heures du 20 mars. Première cible visée : un immeuble où, selon la CIA, Saddam Hussein et ses proches pouvaient se trouver. Cette tentative de décapitation radicale du régime a, semble-t-il, échoué. Les officiels américains ont alors laissé filtrer des rumeurs visant à démontrer que Saddam était, sinon blessé, du moins déstabilisé. Le renseignement permettant de localiser l’immeuble où logeait le raïs était, selon leurs dires, d’origine  » humaine « , provenant de l’entourage du dictateur.  » Saddam doit savoir que nous avons quelqu’un très près de lui « , ont confié, anonymement, des responsables du renseignement à des quotidiens réputés, comme le Washington Post et le Los Angeles Times. Info ou intox ? Mystère.  » La CIA ne sait pas grand-chose sur l’Irak depuis des années « , avance Robert Baer, un ancien agent de la centrale, auteur d’un livre ravageur sur La Chute de la CIA (Lattès, 2002).  » Bien qu’elle ait reçu un budget de 200 millions de dollars rien que pour neutraliser le dictateur, il est assez peu probable qu’elle ait recruté une taupe capable d’indiquer où Saddam dort chaque soir. Mais l’important est de semer le doute chez l’ennemi « , renchérit un spécialiste du contre-espionnage.

Toujours selon la centrale américaine de renseignement, des interceptions téléphoniques auraient ensuite permis d’établir que des ambulances avaient emporté le dictateur blessé après les frappes. Puis les experts ont exprimé leurs doutes sur les apparitions télévisées de Saddam, considérant qu’il pouvait avoir eu recours à ses sosies. Avant de reconnaître qu’il s’agissait probablement de lui, mais que les images étaient peut-être préenregistrées. Lorsque Saddam a félicité, le 24 mars, dans un discours télévisé, le commandant d’Oum Qasr pour sa résistance, les analystes américains ont cru déceler le détail trahissant le préenregistrement : en effet, ce gradé irakien s’était, semble-t-il, rendu aux soldats de la coalition. Manque de chance, le commandant est immédiatement réapparu à la télévision irakienne pour prouver qu’il résistait toujours… Malgré cela, le doute subsiste aux yeux de la coalition sur le sort de Saddam. Tony Blair a reconnu le 28 mars, au micro de la BBC, qu’Américains et Britanniques étaient dans le brouillard à son sujet :  » Nous savons que les dirigeants irakiens ont fait toutes sortes d’enregistrements vidéo de Saddam Hussein qu’ils vont diffuser, mais, en dehors de cela, nous ne savons tout simplement rien.  »

Les militaires américains ont également ouvert un autre front de la guerre psychologique. Les analystes de la National Security Agency (NSA) et de la Defense Intelligence Agency (DIA) ont rassemblé les noms et coordonnées de plusieurs milliers de militaires et dignitaires du régime de Bagdad. Des équipes spéciales, formées de linguistes, d’interprètes et de psychologues, auraient lancé, ces dernières semaines, plusieurs  » vagues  » de coups de téléphone et d’e-mails, afin de convaincre ces Irakiens de coopérer, de se rendre ou de ne pas obéir aux ordres. Des  » officiels du renseignement  » ont assuré au Washington Post que ces contacts souterrains étaient très encourageants, certaines personnalités voulant même poursuivre la conversation (chat) sur Internet…

Ces  » confidences  » étonnent les experts.  » Soit ces communications produisent vraiment des résultats, alors il ne faut surtout pas les dévoiler, note un spécialiste. Soit la CIA vise surtout, via la presse, à provoquer des suspicions et des conflits dans le camp ennemi.  » Mais les services américains ne nient pas que des Irakiens, promettant une coopération, gardent peut-être le lien avec eux sur ordre de leurs propres services secrets, uniquement pour les induire en erreur !  » Il y a certainement des informations qui circulent entre les deux camps, mais avec pas mal d’intox de part et d’autre « , ironise un militaire européen.

La bataille se déroule aussi sur le terrain, à destination des populations et des combattants irakiens. Une unité de l’armée américaine, le 4e groupe d’opérations psychologiques, composée de 1 200 spécialistes, se consacre à ce que les militaires appellent, depuis des décennies, les  » psyops « . Certains sont chargés de diffuser des messages radio et télé (voir ci-contre). D’autres ont été rattachés à la 3e division d’infanterie, basée ces derniers mois au Koweït. Leur mission ? Balancer tracts et posters de propagande au-dessus des zones irakiennes. Plus de 25 millions de documents ont ainsi été largués, par avion ou hélicoptère, depuis octobre 2002. Agrémentés de caricatures de Saddam Hussein, des tracts donnent de simples conseils de sécurité :  » Restez chez vous et évitez de conduire vos véhicules la nuit.  » D’autres expliquent que  » la coalition est là pour mettre fin à l’oppression de Saddam et de son régime « . Certains demandent aux habitants d’aider les pilotes de la coalition tombés au sol, en parlant de récompenses sonnantes.

L’efficacité de ces largages ? Plus que limitée, à ce jour.  » Les messages sont rustiques, l’opinion irakienne est remontée et les Américains ont toujours eu du mal, du Vietnam au Kosovo, à faire dans la nuance culturelle « , explique Philippe Ricalens. Il est vrai que les forces de sécurité irakiennes soumettent les populations à une coercition implacable, empêchant, pour le moment, toute rébellion civile. De plus, la radio officielle aurait promis, elle aussi, des récompenses financières aux audacieux : 5 500 dollars pour un missile descendu, 14 000 dollars pour un soldat ennemi tué, 28 000 dollars pour un prisonnier vivant ou un hélicoptère au sol, 55 500 dollars pour un avion de chasse abattu. Une véritable fortune…

Enfin, dans le domaine purement militaire, d’autres opérations d’intoxication (dites  » de déception  » en langage technique) sont engagées, le plus souvent pour tromper l’ennemi. Durant la première guerre du Golfe, en 1991, les forces alliées ont ainsi longtemps laissé croire aux Irakiens qu’elles étaient en train de préparer un débarquement par mer au Koweït. Une pure diversion.

Cette fois-ci, les man£uvres sont moins évidentes. Le silence total sur les actions menées à l’ouest de l’Irak, vers la frontière jordanienne, par quelque 5 000 soldats de la coalition, est peut-être le prélude à des attaques surprises. L’annonce du  » contournement  » de villes comme Bassora avait probablement pour objectif initial de convaincre les soldats irakiens défendant ces cités qu’ils ne devaient pas s’attendre à des assauts violents…

Quant aux fameux glissements sémantiques des états-majors, leur collection s’agrandit chaque jour. A Bagdad, le porte-parole de l’armée irakienne, fraîchement nommé, égrène chaque jour, sur un ton triomphaliste ou goguenard, les communiqués de victoire. Il n’est question que des  » lourdes pertes infligées à l’ennemi « , de la résistance héroïque, des tanks pulvérisés, des raids audacieux des milices du régime et des forces tribales. Pas un mot, en revanche, sur les zones tombées sous contrôle ennemi, sur les chars irakiens perdus, sur les centaines de soldats tués dans les combats près de Nadjaf.

Au centre de commandement des forces américano-britanniques, à Doha, au Qatar, les demi-vérités fleurissent également. Les officiels parlent sans cesse de  » progrès significatifs  » quand les forces stagnent dans le désert. Ils évoquent des  » poches de résistance  » dans des régions prétendument  » sécurisées « , alors que d’intenses combats s’y poursuivent et que les routes sont fréquemment attaquées. Annoncée  » sous contrôle  » dès le 21 mars, la zone portuaire d’Oum Qasr a été le théâtre d’une intense guérilla pendant les quatre jours qui ont suivi. La langue de bois employée par les militaires laisse même parfois perplexe :  » Nous avons un échéancier, mais nous n’avons pas de planning « , s’est exclamé un porte-parole britannique devant la presse. Comprenne qui pourra ! l

Vincent Nouzille, avec Marc Epstein

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