Un kaléidoscope chorégraphique, tantôt solaire... © DR

La grande Catherine

Avec Jour et nuit, présenté aux Halles de Schaerbeek, la chorégraphe Catherine Diverrès met un terme à quarante ans de carrière dans la danse contemporaine. Retour sur un parcours exemplaire, significatif d’un certain âge d’or de la danse en France.

Le Manège, scène nationale de Reims, en avril dernier. Dans cette salle plantée dans le jardin de la Patte-d’Oie, à proximité de la Vesle, Catherine Diverrès donne son dernier spectacle, Jour et nuit, dont la tournée passera bientôt par Bruxelles, aux Halles de Schaerbeek (1). Et quand on dit  » dernier « , c’est à la fois son plus récent et son ultime. Une page se tourne, un terme est mis à une carrière particulièrement représentative de ce qu’a été la danse en France dans les années 1980 et 1990.

Cette dernière création réunit neuf danseurs, hommes et femmes, dans un écrin brillant, réfléchissant, dont un imposant mur de bronze couvre tout le fond. Résolument kaléidoscopique, Jour et nuit décline à l’infini les deux mots de son titre et leur association, pour engendrer une multitude de micro-tableaux. Adam et Eve, dans leur costume originel du jardin d’Eden, devisent en s’avançant doucement sous un dais. La Grande Ourse se dessine au sol. Une sirène, seins nus, ondoie dans les airs. Une créature démoniaque, aux bras immenses, s’ébat sur Back to Black d’Amy Winehouse. Deux hommes-cerfs s’affrontent en combat singulier. On passe d’une lumière dorée inondant tout aux rayons fugitifs de lampes de poche crevant l’obscurité. Il y a beaucoup de sensualité, des masques et des paillettes, des créatures fantasmagoriques. Du rêve et du cauchemar.  » On peut avoir des jours sombres et des nuits solaires, nos jours et nos nuits sont entrelacés « , déclare la chorégraphe à l’issue du spectacle, un verre de bulles à la main (nous sommes en Champagne-Ardenne, après tout), aux journalistes belges qui ont fait le déplacement.

Il a fallu que je fasse des milliers de kilomètres pour rencontrer quelqu’un qui me dise : « Interroge-toi sur comment tu peux danser sans bouger ».

Catherine Diverrès connaît Bruxelles. Originaire de Gironde, après une enfance et une adolescence partagées entre la France et l’Afrique, elle a fréquenté dans la capitale belge Mudra, l’école que Maurice Béjart a ouverte en 1970. Un vrai vivier de chorégraphes. Parmi ses promotions, on compte notamment Maguy Marin (2), Nicole Mossoux, Michèle Anne De Mey, Michèle Noiret, Nacho Duato, Anne Teresa De Keersmaeker, Hervé Robbe, Emmanuelle Huynh… Mais aussi le Marseillais de mère vietnamienne et de père guyanais Bernardo Montet, compagnon de route avec qui Catherine Diverrès entrera comme interprète dans la compagnie de Dominique Bagouet et avec qui elle fondera plus tard le Studio DM.

Catherine Diverrès :
Catherine Diverrès :  » C’est ma dernière pièce, je me lâche complètement. « © Nadja La Ganza

Au tournant des années 1970 et 1980, la danse est en ébullition en France. Dans le sillage de Mai 68, une nouvelle génération de chorégraphes débarque, bien décidée à tout secouer. Elle est propulsée par le concours Le Ballet pour demain, fondé en 1969 à Bagnolet, dans la banlieue parisienne. Un rendez-vous qui a servi de label et de vitrine à d’innombrables grands noms. Y passeront Maguy Marin et Dominique Bagouet, déjà cités, mais aussi Jean-Claude Gallotta, Philippe Decouflé, Karine Saporta, Dominique Boivin, Mathilde Monnier, Angelin Preljocaj, François Verret, Régine Chopinot… Catherine Diverrès et Bernardo Montet y décrochent le premier prix et le prix du ministère de la Culture en 1984, avec Le Rêve d’Helen Keller.

Table rase

Avant cela, les deux complices du Studio DM ont fait une rencontre fondamentale. Au Japon, avec Kazuo Ono (lire l’encadré page suivante).  » A l’époque, se souvient Diverrès, on était contre la danse contemporaine américaine, contre Pina Bausch, contre la danse française qui émergeait, on était contre tout. Et en 1981, j’ai découvert le buto en voyant Ono avec Bernardo dans un spectacle à Paris. Je regardais ce petit bonhomme qui se promenait sur scène et je me disais : mais qu’est-ce qu’il fout, ce petit vieux, à faire n’importe quoi ? On ne comprenait rien. Et à la fin de la représentation, j’étais en larmes. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. J’ai dit à Bernardo : « Mais attends, c’est pas possible, faut rencontrer ce type ! Il se passe quelque chose, là ! » Il m’aura fallu trois mois pour le convaincre, mais on finira par partir, avec la première bourse accordée par le ministère de la Culture, pour un séjour au Japon.  »

... tantôt lunaire.
… tantôt lunaire.© DR

Catherine Diverrès avait alors 22 ans, Ono 76. Et ce voyage a tout changé.  » Je suis arrivée là danseuse et je suis repartie chorégraphe, déclare-t-elle. Rencontrer Ono, c’était comme rencontrer un philosophe. Il vous obligeait à vous poser des questions, à remettre tout à plat, à faire table rase. Il a fallu que je fasse des milliers de kilomètres pour rencontrer quelqu’un qui me dise : « Interroge-toi sur comment tu peux danser sans bouger. » La pensée d’Ono m’a habitée en profondeur pendant des années et ça a construit ma façon de travailler avec les danseurs. Même si la forme de mes chorégraphies n’a rien à voir avec le buto. De toute façon, pour moi, le buto ne peut être dansé que par des Japonais, c’est clair et net.  »

Le qi comme essence de toute chose, l’interaction permanente entre le yin et le yang, le  » Ma « , c’est-à-dire l’espace- temps conçu  » comme intervalle et transformation « , le fait de  » prendre l’invisible pour partenaire « , comme  » un appui que l’on ne dérange pas « . Dans son livre cosigné avec Irène Filiberti, Mémoires passantes, Catherine Diverrès détaille les concepts transmis par Ono qui ont influencé sa création.  » « Ne brisez pas les atomes », nous disait Ono. Ce qui signifie cultiver une acuité particulière : être à l’écoute de la potentialité de tout instant et de son devenir.  »

Une création qui mêle rêves et cauchemars.
Une création qui mêle rêves et cauchemars.© DR

En 1994, avec derrière elle des pièces comme Instance, Le Printemps, Frag-ment, Concertino, Tauride ou encore Ces poussières, Catherine Diverrès a pris avec Bernardo Montet la direction du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne. Soit l’un des 19 CCN créés en France au cours des années 1980 par Jack Lang, alors ministre de la Culture, pour favoriser le rayonnement de la danse à travers tout le pays, en décentralisation. Un maillage institutionnel solide qui assoira ce qu’on a appelé  » la nouvelle danse française « , avec des directeurs comme Angelin Preljocaj à Aix-en-Provence, Karine Saporta à Caen, Dominique Bagouet à Montpellier, Jean-Claude Gallotta à Grenoble, Josef Nadj à Orléans, Maguy Marin à Rillieux-la-Pape, Carolyn Carlson à Roubaix ou encore Mourad Merzouki à Créteil. Catherine Diverrès occupera ce poste jusqu’en 2008, avant de se concentrer sur sa propre compagnie.

Jour et nuit clôture donc quarante années dans la danse contemporaine française. Un parcours artistique qui a eu la particularité de s’articuler régulièrement autour de textes littéraires, de Heiner Müller à saint Augustin, de Dostoïevski à Henri Michaux. Et si cette dernière création a puisé lors de sa phase préparatoire dans les Hymnes à la nuit de Novalis, ses textes sont cette fois des chansons, liées au temps. Comme Rose rouge de St Germain, ou l’inévitable Night and Day de Cole Porter.  » Après Blow the Bloody Doors Off où on était allés très loin au niveau de l’abstraction, avec sept musiciens et huit danseurs au plateau, je me suis dit : c’est ma dernière pièce, je me lâche complètement. On va travailler différemment, avec tout ce qui arrive musicalement, explique la chorégraphe. History Repeating chanté par Shirley Bassey, c’est plutôt bien pour une dernière pièce, non ?  » On approuve, et on trinque.

(1) Jour et nuit : aux Halles de Schaerbeek, le 12 novembre. www.halles.be

(2) Maguy Marin, autre grande dame de la  » nouvelle danse française « , a remonté May B, sa pièce historique de 1981 inspirée notamment par Samuel Beckett. Elle sera à voir au Théâtre de Namur du 21 au 25 janvier 2020. www.theatredenamur.be

Ono, le maître

Né en 1906 et décédé à l’âge de 103 ans, Kazuo Ono est l’un des fondateurs, avec Tatsumi Hijikata, du buto, cette  » danse des ténèbres  » surgie à la fin des années 1950 dans le Japon traumatisé par Hiroshima et Nagasaki, et prié de trouver un équilibre entre une modernité galopante et des traditions millénaires. L’érotisme et la mort, le foetus, les pulsions inconscientes et archaïques font partie des thèmes de prédilection de ces danses lentes, minimales, qui ne reculent ni devant le grotesque ni devant les tabous.

Semblant tout droit sorti d’une estampe avec sa peau blanche, sa bouche rouge et ses sourcils soulignés de noir, Kazuo Ono est resté célèbre pour ses personnages féminins, comme dans The Dead Sea, My Mother ou son solo dédicacé à la danseuse espagnole Antonia Mercé, Hommage à la Argentina.  » Are you la Argentina ?  » a-t-il d’ailleurs demandé d’emblée à Catherine Diverrès lorsqu’il est venu la chercher avec Bernardo Montet à l’aéroport de Tokyo en 1981.  » D’entrée, nous étions dans le monde d’Ono, perdus, décontenancés, loin. Les questions qu’il posait sans cesse comme des rébus indéchiffrables nous retournaient, nous renversaient, les pieds en l’air, a raconté la chorégraphe en 2004 dans la revue Mouvement. Plus nous cherchions de sens et plus nous nous heurtions à des obstacles. Lorsqu’enfin nous avons lâché prise, quelque chose de profond s’est mis à bouger. « 

Kazuo Ono, celèbre pour ses personnages féminins.
Kazuo Ono, celèbre pour ses personnages féminins.© Herve BRUHAT/Getty Images

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