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Florence Aubenas: « La France demeure un pays d’éditorialistes plus que de reporters » (entretien)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Depuis trente-cinq ans, la journaliste parcourt la France et le monde, à hauteur d’humain. Pour Florence Aubenas, cela reste un exercice «humble, modeste» et, pourtant, «irremplaçable, fondamental». Jusqu’à en faire une vocation, un sacerdoce.

Elle vient de rentrer d’Ukraine et, après un détour par Thionville, dans le Grand Est, pour couvrir l’actu du 1er mai, elle y repart déjà. Grand reporter tout-terrain durant vingt ans à Libération, puis quelques années au Nouvel Observateur avant de rejoindre Le Monde, Florence Aubenas est une sorte d’électron libre. Depuis trente-cinq ans, elle passe sa vie sur des quais ou dans des trains à faire et défaire des bagages, des histoires, des mensonges, des conflits, des mystères… Elle couvre aussi les guerres, celles du Kosovo, d’Irak, de Syrie, la chute des talibans, la sale guerre en Algérie, le génocide au Rwanda. Depuis le succès du Quai de Ouistreham, récit de son expérience « embraquée » durant près de six mois comme femme de ménage, Florence Aubenas n’a cessé d’être pleinement à la fois journaliste et écrivaine, alternant le proche et le lointain. Elle parle avec un sourire clair, se ronge l’ongle de l’index. Rien de poseur, rien de forcé, dans cette salle de l’UCLouvain – qui lui attribue le titre de docteure honoris causa devant une tasse de café depuis longtemps vide, elle répond, pétillante: « Mon métier, ce qui me plaît, c’est écrire sur de la matière vivante. Mon travail de journaliste, c’est raconter les autres. C’est fondamental pour moi. »

Bio Express

1961: Naissance, à Bruxelles.
1984: Diplômée du prestigieux Centre de formation des journalistes.
1986: Intègre le quotidien Libération.
2005: Otage en Irak durant 157 jours. La même année, publie La Méprise: l’affaire d’Outreau.
2006: Entre au Nouvel Observateur.
2010: Ecrit Le Quai de Ouistreham (éd. de L’ Olivier).
2012: Rejoint Le Monde.
2014: Publie En France (éd. de L’ Olivier).
2021: L’Inconnu de la poste (éd. de L’ Olivier).

Vous dites adorer Simenon, un « Belge comme moi ». C’est important, pour vous, la Belgique?

En Belgique, tout m’émeut. C’est le pays de l’enfance, de l’intime, des cuberdons. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de 18 ans. Je voudrais qu’il soit immuable. Chaque fois que j’y reviens, les changements me heurtent, me touchent. Puis je me corrige, j’essaie du moins, et je me dis: « Tiens, ceci, là, ça a changé et, au fond, tant mieux. » La France, c’est mon pays aujourd’hui, même si je m’y sens toujours comme une invitée. Sincèrement, j’ignore pourquoi…

Je comprends la méfiance à l’égard du «politicomédiatique». La presse doit plus ressembler aux personnes dont elle parle et auxquelles elle s’adresse.

Quel regard portez-vous sur la France une décennie après votre livre Le Quai de Ouistreham et cinq ans après En France? cette France qui ne s’en sort pas existe-t-elle toujours?

C’est vrai, elle ne se porte pas mieux. Elle va même moins bien. C’est ce qui transparaît avec le cri d’alarme des soignants et la dégradation de l’hôpital. En France, il y a une grave crise des institutions. Elle touche désormais la fonction publique, tous les piliers, l’éducation, la santé, la justice, etc., ce socle dont la France était très fière et qu’elle pensait indestructible. Or, elle a du souci à se faire, parce que c’est bien plus grave qu’une crise politique. Il s’agit d’une crise de confiance à l’égard de l’Etat. Un pacte est rompu. Aujourd’hui règne le sentiment que tout le monde n’est plus traité de la même manière, que tous les collèges ne se valent pas, que tous les hôpitaux ne soignent pas aussi bien… C’est parfois vrai.

Tout est la faute de la gauche, même le Rassemblement national et Eric Zemmour?

On a cru qu’avec Jacques Chirac, la question était réglée. Ce n’était, en réalité, que le début. La France souffre d’un problème de représentativité. Hier, celui qui nous représentait devait être mieux que nous, incarner le meilleur d’entre nous. Aujourd’hui, il doit être quelqu’un comme nous. Mais, en France, l’idée persiste que diriger, c’est exercer un pouvoir vertical et solitaire, organisé autour du président: il décide presque seul, il ne négocie pas. S’il fallait retenir un élément du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, c’est qu’une démocratie ne fonctionne pas comme ça. Une démocratie, c’est beaucoup de personnes.

Comment expliquez-vous alors le score du Rassemblement national?

La moitié des Français sont contre les partis traditionnels. Il ne s’agit pas seulement du Rassemblement national. Il y a aussi ceux qui s’abstiennent, qui votent blanc ou qui votent à la gauche de la gauche. C’est très grave. Condamner, hurler, on fait ça depuis vingt ans, ça sert à se donner bonne conscience et, depuis vingt ans, le vote extrémiste grimpe. Cette montée révèle l’échec des grands partis, pas seulement la victoire des extrêmes. Les partis traditionnels refusent de se remettre en cause, de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens ne votent plus pour eux.

Les faits divers, c’est comme l’alcool, on n’arrive pas à en sortir?

C’est une drogue, oui. On en fait un, puis deux, et on n’arrive plus à s’arrêter. Le fait divers est une dévastation dans l’existence de chacun, pas seulement celle des victimes. Elle l’est même pour les arrière-cousins dont on prélèvera l’ADN, par exemple. L’enquête passe leur vie au crible et les gens en ressortent comme des grands brûlés. C’est ce qui me frappe le plus.

C’est quoi, un bon fait divers? Qu’est-ce qui fait qu’on y entre, qu’on y reste et qu’on galope derrière?

C’est un mystère. Cette forme de récit me plaît. On y retrouve quelque chose des contes noirs des frères Grimm et de Perrault: le bien, le mal, l’intime, la tragédie, la mise en scène…

Votre travail, vous l’aimez profondément? Trop?

Ma vie à moi, c’est d’être journaliste. C’est mon identité profonde. Pour le dire clairement, je n’ai pas de vie privée. Ou alors elle se mélange à ma vie professionnelle. Quand vous partez en reportage, vous ne savez pas à quelle heure vous rentrerez. Je travaille tard le soir s’il faut travailler tard le soir. On perd parfois des amis, on est celle qui n’est pas sur les photos à Noël. J’ai voulu ça. Mon métier passe avant tout et ça me convient. Je constate que les jeunes confrères réussissent mieux à tracer une frontière. Ils ont raison, mais ce n’est pas trop ma façon d’agir.

Vous dites avoir sympathisé avec de nombreuses personnes lors de vos enquêtes, sans avoir franchi la ligne rouge?

Dans l’affaire Gérald Thomassin (NDLR: longtemps soupçonné du meurtre d’une postière dans une commune de l’Ain, aujourd’hui disparu, et dont Florence Aubenas a reconstitué le parcours dans L’Inconnu de la poste), j’ai été tellement aspirée par l’histoire et les gens que j’ai rencontrés que j’ai même fini par être interrogée par la police parce que c’est moi qui avait envoyé à Thomassin les cent euros du billet de train qu’il a pris le jour de sa disparition. Etait-ce trop de l’avoir aidé? Je ne pense pas. Oui, j’ai sympathisé avec nombre de gens sans franchir la ligne rouge.

Dans l’affaire Gérald Thomassin, Florence Aubenas s’est impliquée au point de lui envoyer l’argent pour le billet de train qu’il a pris le jour de sa disparition. Et franchir ainsi la ligne rouge? © DR

Ce serait quoi, franchir la ligne rouge?

Ce serait, par amitié, transformer les faits, cacher un élément, défendre une cause alors que la preuve affirme le contraire… Mais personne ne se fait acheter pour cent euros, pour un déjeuner, pour une cuisse de poulet qu’on aurait payée.

Vous inscrivez-vous dans le true crime, la narrative nonfiction, c’est-à-dire le fait divers raconté comme un roman?

Non, je ne pense pas. Le true crime se révèle assez mouvant. En revanche, je fais du journalisme d’immersion, je prends le temps. J’utilise ce procédé pour donner à voir ce qui est caché, dévoiler une vérité que l’on ne voit pas.

Vous reproche-t-on une position ambiguë, celle d’être à la fois observatrice et participante, à découvert et camouflée?

C’est évidemment arrivé. Mais quand je me rends en Afghanistan, en Ukraine ou ailleurs, c’est pareil, je rencontre une réalité qui n’est pas la mienne. On ne m’a jamais reproché d’aller en Syrie.

Vos confrères sont-ils des journalistes hors sol dans leur propre pays?

Etre reporter, c’est faire du reportage, s’en aller et cela secoue ce que vous pensez et remet en cause vos certitudes. Ce n’est pas reposant. Mais il est vrai que la France demeure un pays d’éditorialistes plus que de reporters. Il reste ce réflexe d’appeler la hiérarchie au lieu d’aller voir « en bas ». Les soignants n’étaient pas invisibles partout. Ils sont là, comme les caissières, les femmes de ménage… S’ils nous étaient invisibles, c’est parce que les journalistes interviewaient les médecins. Le problème de la presse aujourd’hui, c’est qu’elle laisse des territoires inexplorés. Or, c’est dramatique. En France, personne n’oblige à écrire sur une chose ou sur une autre, c’est la vision du journaliste qui est elle-même institutionnelle! Je me rappelle d’un collègue qui, à la suite du Quai de Ouistreham, voulait écrire sur les précaires. Il m’appelle d’un bistrot et me demande si j’ai des numéros de précaires à lui refiler. Je lui ai alors dit: « Mais t’es dans un bar, non? Interroge le garçon de café. »

N’est-ce pas lié à la formation des journalistes?

Les écoles de journalisme, dont je suis issue, ont fait de la presse un métier intellectuel. Elles ne préparent à rien, ou du moins pas très bien. Ce sont des études très longues, cinq ou sept ans, des études communes avec des types qui deviendront préfet ou chef de cabinet. Tout le monde sort des mêmes écoles et vit côte à côte. Il y a ce mélange des genres en permanence, ces carnets d’adresses communs, cette habitude de se fréquenter, de se passer des coups de fil. C’est contreproductif et on n’y apprend pas à affronter les pouvoirs. Je comprends dès lors qu’il y a une méfiance à l’égard de ce qu’on appelle le « politicomédiatique ». La presse doit plus ressembler aux personnes dont elle parle et auxquelles elle s’adresse.

S’inscrire dans la durée est difficile pour un journaliste. L’Ukraine ne doit pas nous faire oublier la Syrie.

Le journalisme est un métier décevant, disait Camus. L’est-il pour vous?

Oui et je saisis très bien ce qu’il a voulu dire. Le journalisme est décevant parce qu’on ne fait que frôler le vrai, qu’on voudrait en faire plus alors qu’il faut en faire moins, écrire plus alors que les journaux ne laissent pas assez de place à l’écriture, qu’il faut nécessairement aller vite, écrire sous pression, sous tel angle. C’est un milieu où les choses sont très serrées, très vissées. C’est un métier noble, mais fait de contraintes et, en ce sens, décevant.

Comment traquez-vous la part de vérité à l’heure de la manipulation des faits?

Je ne cherche pas la vérité. Il n’y a pas une vérité. Il y a des vérités et des réels qui cohabitent les uns avec les autres. Dans l’affaire Thomassin, par exemple, il y a différentes vérités sur un fait réel. Trois personnes se seraient succédé dans le bureau de poste en trente minutes sans se croiser. On a deux innocents et on recherche un coupable insaisissable. Certaines vérités sont fausses et, pourtant, ce sont des vérités.

Dans votre travail d’immersion, comment résistez-vous au parti pris?

Il ne s’agit pas de prendre parti ni de désigner un coupable, mais d’aider celui qui lit à comprendre la complexité. Quand on commence un article, on ne devrait jamais savoir comment il va finir. Moi, j’interviens au moment où je ne connais pas la fin du film. Je n’aurais jamais pu être historienne! Mais écrire une histoire dont je ne connais pas l’issue m’aide à ne pas me tromper de travail. Mon idée n’est pas de me précipiter sur le juge, sur l’enquêteur. Ça vous oblige alors à endosser un costume, un point de vue. Ce que je sais faire, c’est travailler à hauteur d’homme et de femme, montrer à hauteur d’humain.

Un article peut-il contribuer à changer les choses?

La presse française est pétrie d’histoires prestigieuses, elle vit dans le mythe d’Emile Zola. C’est un fantasme. Il n’y a pas eu un « avant » et un « après » J’accuse. Il faut faire le deuil de cette idée.

Votre récit sur les femmes de ménage à Ouistreham n’a-t-il rien changé, alors?

Il n’y a pas eu un « avant » et un « après ». Les heures supplémentaires des femmes de ménage ne sont pas toujours payées! Nicolas Sarkozy m’a appelée, m’a demandé combien de livres j’avais vendu. Bref, la marge de progression est faible et, malheureusement, la transformation va plus lentement. Ecrire, alerter, c’est une condition nécessaire pour faire évoluer les choses, mais ce n’est pas suffisant.

La journaliste française ne cherche pas «la» vérité, elle préfère aider celui qui lit à comprendre la complexité.
La journaliste française ne cherche pas «la» vérité, elle préfère aider celui qui lit à comprendre la complexité. © JULIEN POHL

Une actualité chasse l’autre, une guerre chasse l’autre?

On doit se forcer à être persévérant, à s’accrocher, à ne pas se décourager. S’inscrire dans la durée est difficile pour un journaliste. L’Ukraine ne doit pas nous faire oublier la Syrie. Car, au fond, si nous avions regardé davantage vers la Syrie, dénoncé la présence de la Russie, l’Ukraine serait différente aujourd’hui. Une actualité chasse l’autre, c’est vrai. On enquête moins. Cela demande de lutter contre soi-même. C’est la seule façon de faire bouger les choses. En rédaction, quand je proposais certains sujets, qu’on laisse de côté, les sans-papiers, les prisons, les précaires, etc., mes collègues me tapaient gentiment dans le dos: « Heureusement qu’il y a des journalistes comme toi, mais personne ne lira ça! » C’est vrai, j’ai beau jeu de dire ça, je suis une privilégiée et, en général, on me laisse faire.

On vous a rarement claqué la porte au nez…

C’est une profession contestée et les gens se sentent généralement exclus des médias, plutôt que fâchés avec eux. Ils ont l’impression que ce qu’ils ont à dire n’est jamais écouté, ni repris. Alors, quand vous arrivez quelque part, que vous dites que vous venez de Paris, que vous êtes journaliste, que vous êtes une femme, ça commence mal… Puis on me dévisage: « Vous êtes l’otage? » Ça revient souvent. Le fait d’avoir été otage est peut-être aussi un lien de confiance supplémentaire. J’ai donc appris à rallonger d’une demi-heure mes interviews, parce qu’elles commencent par moi. C’est tout à fait normal. Mais je ne veux pas être réduite à ça et je ne suis certainement pas non plus une icône.

Votre génération était celle de la paix. La guerre vous a rattrapée?

C’est un deuil terrible, incroyable, une claque! Ma génération, c’était celle de la réconciliation, de la chute du Mur, de l’Europe. La guerre nous a rattrapés, ici, en Europe, et cela veut dire que nous n’ avons rien appris.

Qu’est-ce qui vous frappe, justement, dans cette guerre?

Nous n’assistons pas à une guerre chirurgicale, mais à une guerre de tranchées. Il y a des bombardements, des morts, des civils qui fuient, de la boue, la nourriture qui manque, les rats qui courent partout. On creuse des tranchées, on avance à une centaine de mètres près. En même temps, c’est aussi une guerre très moderne, avec des images, des vidéos en perfusion continue, manipulées. On en voit aussi sur TikTok, des vidéos, des images sans commentaires, hors contexte. Les réseaux sociaux, moi, ça ne me gêne pas. En revanche, en tant que journaliste, je me questionne: qu’est-ce que j’apporte de plus, de mieux, qu’un Tweet ou un post Facebook? C’est à nous, journalistes, d’affronter cette nouvelle donne, en faisant la preuve de notre valeur et en vérifiant l’information. Mais ça ne doit pas être un problème, puisque c’est la base de notre métier.

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