La folle émancipation
Le début du XXe siècle apparaît comme l’une des périodes les plus mouvementées de l’histoire de l’art. Avec passion, des artistes s’investissent dans une entreprise de dissolution de l’objet. Et si le chemin vers la non-figuration semble tout tracé, c’est Vassily Kandinsky qui, le premier, est à l’origine d’une nouvelle conception de l’art !
Kandinsky et la Russie, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, rue de la Régence, 3, à 1000 Bruxelles. Du 8 mars au 30 juin 2013.
www.fine-arts-museum.be
C’était en 1913. La galerie bruxelloise Georges Giroux accueillait en ses murs les oeuvres de Vassily Kandinsky (Moscou, 1866 Neuilly-sur-Seine, 1944). Un siècle plus tard, les toiles de l’artiste font de nouveau les beaux jours des cimaises bruxelloises… 130 oeuvres de la main du maître mais aussi de son entourage direct ont été rassemblées par les Musées royaux des Beaux-Arts. Toutes examinent les rapports intimes et complexes qu’entretenait Kandinsky avec sa mère patrie, la Russie. Un parcours éclairant deux décennies exceptionnelles (1901-1921), qui l’entraînent vers l’abstraction.
Impossible de comprendre la démarche du peintre sans une brève incursion dans son giron. Ainsi, l’exposition s’ouvre sur deux versants qui incarnent merveilleusement la Russie : l’icône et l’isba. Cette dernière est une maison en bois richement décorée de couleurs chatoyantes. L’artiste en découvre lors d’une expédition ethnographique en Sibérie. Cet avant-propos permet de se rendre compte que la peinture russe relève d’une tradition radicalement différente de la nôtre. Quelques gravures sur bois complètent cette découverte de l’ancrage traditionnel de Kandinsky, à travers son rapport aux mythes et aux légendes.
La couleur en liberté
La deuxième section démarre sur 1896. Kandinsky a 30 ans et quitte Moscou pour Munich, ville artistique très animée. Déjà, l’artiste a l’intention de laisser libre cours à sa vision d’une peinture nouvelle. Après quelques années, il s’installe à Murnau avec sa compagne, la peintre Gabriele Münter. Commence une période fertile lui permettant de libérer la couleur de sa fonction descriptive. Ce mouvement progressif vers l’abstraction est symbolisé par quatre paysages de Murnau, réalisés entre 1908 et 1910. Un peu plus loin, l’accrochage évoque la naissance de l’avant-garde russe. Et pour cause : Kandinsky jouit, jusqu’en 1912, d’une énorme réputation, y compris en Russie où il est considéré comme le peintre le plus avancé.
L’objet désintégré
Progressivement, Vassily Kandinsky dissout les divers éléments de la nature en un tissu de surfaces colorées. Malgré la stylisation très poussée, le tableau se » lit » encore. Si ce passage à l’abstraction est représenté par des toiles majeures, la fierté de l’exposition n’est autre que la toute première toile abstraite de Kandinsky : Tableau avec cercle (1911). » Il s’agit de manière indiscutable de sa première oeuvre abstraite. Il est même écrit de la main de l’assistant de l’artiste, au dos d’une photographie qui date de 1919 : » ‘‘Premier tableau non-objectif » pour reprendre les termes de l’époque « , confie Michel Draguet, directeur général des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et des Musées royaux d’Art et d’Histoire. La muséographie tentera de pousser le visiteur à avoir une relation presque physique avec ce tableau qui est à lui seul à voir comme une expérience incroyable. C’est la première peinture gestuelle de l’histoire de l’art du XXe siècle. Et pourtant, malgré sa découverte de l’abstraction, l’artiste reviendra constamment à la figuration. Tout simplement parce qu’il ne voit pas l’abstraction comme une voie indépendante de toutes les autres, mais comme un élargissement de la voie figurative. » Kandinsky raconte toujours quelque chose… Abstraction et figuration ne sont pas en opposition. Ce sont deux manières de dire la même chose. […] Ce qui est fascinant, c’est d’observer comment cet artiste est devenu le premier inventeur de l’abstraction. Il explore cette voie entre 1911 et 1913. Il n’a pas beaucoup de chance parce qu’en 1912, l’impact du cubisme – moins intuitif, subjectif et irrationnel – est tel qu’il y a toute une nouvelle tradition qui apparaît ; Kandinsky n’incarne donc le fer de lance de la modernité que pendant un laps de temps très court ! » étaye le conservateur.
En 1914, la guerre éclate. Kandinsky revient à Moscou. Une période minée par les doutes et les désillusions. Dès 1917, le peintre réexamine sa première source d’inspiration : Moscou. L’origine de toutes ses recherches esthétiques. Quatre » portraits » de la ville sont réunis. Les deux oeuvres plus tardives laissent clairement apparaître, à travers une tendance à la géométrisation, l’influence du suprématisme de Malevitch et du constructivisme russe.
Presque trop tôt, l’exposition se referme sur quatre oeuvres : deux icônes, un tableau de Malevitch mais surtout la dernière toile achevée par Kandinsky en Russie. Parce qu’en décembre 1921, il doit quitter son pays. L’artiste dont la vie est en danger fuit alors la Russie soviétique pour émigrer vers Berlin. A partir de là, une page est tournée, un nouveau chapitre peut commencer…
Guide éclairé
Pour comprendre toute la réflexion qui accompagne ce processus d’évaporation qui mène à l’abstraction, il faut absolument recevoir quelques explications ! Redoutant qu’un parcours ponctué de textes se révèle indigeste, Michel Draguet a préféré l’utilisation exclusive de l’audio-guide (inclus dans le billet d’entrée) pour aider le visiteur à se familiariser avec ce vocabulaire à priori abstrait. » Le visiteur sera accompagné dans sa découverte de l’oeuvre – conçue comme un récit – avec des textes de l’artiste qui montrent qu’il y a un sujet (du moins jusqu’en 1914) même dans les oeuvres qui apparaissent comme des oeuvres d’abstraction radicale. Sans cet éclairage, la démarche de l’artiste est incompréhensible. »
Enfin, qui mieux que Michel Draguet – conservateur charismatique – pour évoquer Kandinsky ? Lui-même en est un éminent spécialiste. » Kandinsky, c’est d’abord un sujet d’étude : j’ai réalisé mon mémoire de licence sur Kandinsky puis ma thèse de doctorat sur les origines de la première abstraction. Depuis, j’ai toujours gardé un rapport au sujet à travers l’écriture de textes pour des expositions, des musées, des colloques… » Une passion qui lui vient fort probablement de sa visite de la rétrospective du peintre russe au Centre Georges Pompidou en 1984. » C’était un émerveillement. Un choc ! » Son enthousiasme se transmettra-t-il au public bruxellois ?
GWENNAËLLE GRIBAUMONT
Kandinsky voit l’abstraction comme un élargissement de la voie figurative
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