La folie des grandeurs
Exposé à la galerie Xavier Hufkens, le sculpteur canadien David Altmejd montre aussi actuellement ses Géants dans le hall des Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles. Une installation qui fait dans la démesure et pose question : que cherche l’art quand il recourt à l’extralarge ?
Dans l’atrium des Musées royaux des beaux-arts de Belgique (1), six géants se dressent, impressionnants autant qu’inquiétants, sur des socles de plus en plus élevés dont les faces démultiplient les vues à travers un jeu de miroirs. Trois statues, à l’allure d’anges acéphales, ont gardé la blancheur du plâtre dans la chair duquel l’artiste a inscrit de profonds sillons ascendants. Les autres, en résine peinte, ont un aspect plus sauvage. Leur corps peint couvert de poils noirs est percé de cavités dans lesquelles viennent se loger des têtes, des géodes et diverses blessures. Des mains surgissent là où on ne les attend pas ainsi que des bras, des oreilles immenses superposées et de simples crayons dispersés çà et là en bordure de graphes et de petits croquis jetés à la hâte.
Nul doute : la monumentalité des oeuvres tient tête à celle des lieux. Loin d’elles l’idée, pourtant, de rivaliser avec les autres sculptures du XIXe siècle, en marbre blanc ou en bronze, qui peuplent habituellement le vaste espace d’accueil du musée. Les Géants se proposeraient plutôt comme les anges gardiens temporaires d’une institution culturelle réunissant, dans ses collections permanentes, de multiples expériences et expressions d’artistes, peintres ou sculpteurs engagés face à l’énergie de la vie. Certains, comme Rogier Van der Weyden, l’ont condensée dans quelques centimètres carrés là où Rubens en a appelé au grandiose. D’autres ont joué la carte de l’hybride, comme on peut le découvrir, à quelques pas de là, dans un paysage anthropomorphe du XVIe siècle et chez Bosch, Bruegel et autres peintres du fantastique…
Matrix
C’est définitivement dans le monumental que donne David Altmejd, artiste canadien (né en 1976) dont le Musée d’art moderne de Paris puis le Mudam de Luxembourg ont récemment proposé des ensembles significatifs. Tout commence, pour ce sculpteur aujourd’hui adulé, par une question somme toute assez banale : » Qui suis-je ? » Observant son visage dans le miroir puis celui de sa soeur Sarah, l’étudiant en art fait un constat qui déterminera l’oeuvre à venir : l’apparence relève d’une combinaison infinie de fragments transmis par les parents, les grands-parents, les oncles, les tantes et les aïeuls lointains. Le mystère de ces origines croisées et de leurs métamorphoses trouve alors son expression dans une figure dont il creusera la partie centrale jusqu’à obtenir une béance effrayante. Mais l’interrogation se précisera. Fasciné depuis l’enfance par la biologie, collectionneur de minéraux et autres curiosités de la nature, Altmejd s’interroge sur cette énergie qui, au coeur de la vie, n’a de cesse non pas d’évoluer mais de se transformer. Reste à trouver les moyens pour le dire.
Exposé en ce moment à la galerie Xavier Hufkens à Bruxelles (2), Matrix donne une première réponse. Il s’agit de deux pièces reprenant une idée que le Canadien développa alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’années. Structure géométrique complexe et centrifuge, l’ensemble est constitué par un assemblage de formes cubiques définies par des arêtes qui sont aussi des miroirs, provoquant un jeu infini de va-et-vient du regard entre l’intérieur et l’extérieur de toutes les parties.
Une autre pièce, figurative cette fois et présentée non loin, propose une deuxième piste. Intitulée La galerie des glaces, elle est réversible et posée sur un socle, double tête monstrueuse et très réaliste dans ses textures et ses couleurs qui offre au regard deux visages naissant l’un de l’autre à la façon d’une image en miroir – l’une à l’endroit, l’autre à l’envers. La première relève de l’autoportrait ; la seconde, plus féminine, est imaginaire. L’oeuvre rappelle que l’artiste vise aussi à incarner sa vision de la nature par le biais du fantastique, en fervent admirateur du cinéma de David Cronenberg, des installations de Matthew Barney mais aussi de Jérôme Bosch ou de Max Ernst. Un personnage de fiction hautement symbolique, le loup-garou, servira alors de tremplin à sa carrière : s’ensuivront des géants hybrides construits à partir de matériaux les plus inattendus, ors et paillettes, branches et fourrures, branches et animaux empaillés…
Mais contrairement à bon nombre d’artistes actuels, Altmejd n’est pas un metteur en scène. Plutôt un sculpteur qui modèle, taille, coupe, découpe, creuse, troue, noue, assemble et colorie. Et si ses personnages retrouvent une taille normale avec la technique du bronze peint (visible à la galerie Xavier Hufkens), le succès de ses oeuvres doit surtout aux oeuvres monumentales, plus spectaculaires et donc d’une certaine manière plus conformes aux attentes des publics de l’art actuel.
En 2015, le Leviathan d’Anish Kapoor au Grand Palais de Paris avait laissé sans voix. On citera aussi la montagne de vêtements entassés lors de l’exposition Boltanski au MAC’s (Grand-Hornu), le lever de soleil permanent d’Olafur Eliasson dans l’immense hall de la Tate Modern (Londres), l’araignée géante et menaçante de Louise Bourgeois dans le parc des Tuileries (Paris), la tortue solaire de Jan Fabre à Namur, ou encore, actuellement, les tableaux monumentaux d’Anselm Kiefer au Centre Beaubourg (jusqu’au 18 avril), à Paris. Bien sûr, ce recours à l’amplification n’est pas neuf. De la chapelle Sixtine de Michel-Ange aux monstres rocailleux des jardins italiens, les formats XXL sont fréquents. Dans le cadre des arts contemporains, cette méthode pourrait cependant être l’héritière d’une pratique née aux Etats-Unis dès la fin des années 1940 – moment où New York supplante Paris comme épicentre de l’art occidental.
Face à la démesure annoncée dont les gratte-ciel et les publicités géantes étaient les signes les plus visibles, il s’agissait en effet d’affirmer sa puissance. Les plasticiens américains cherchèrent donc à impressionner au point de faire perdre au spectateur ses repères culturels, sociaux ou naturels. L’espace muséal, l’architecture, la ville, voire le grand paysage servirent ainsi de lieux de confrontation pour la peinture gestuelle, la sculpture abstraite, le pop art et le land art. Dans les années 1960, cette surenchère s’appuyait sur l’agrandissement d’objets populaires – il suffit de penser à Claes Oldenburg et ses pinces à linge, interrupteurs, vélos et autres truelles gigantesques. Et quand Paul McCarthy pointe le monde de Disney ou plante un sextoy géant en plein coeur du Paris mondain aujourd’hui, il use de la même recette mais au diapason de la violence ambiante. Même procédure pour Jeff Koons, le sourire en plus, quand il propose un animal en peluche tout en fleurs de plus de 8 mètres de hauteur, ou pour notre William Sweetlove national, lorsqu’il promène ses escargots et ses lapins géants dans la rue.
Gigantisme intime
Il est sans doute beaucoup plus rare de travailler sur le changement de taille du corps humain, comme le propose David Altmejd. D’abord parce qu’à la taille directe (Baselitz, Balkenhol, Funakoshi…), les sculpteurs préfèrent le procédé du moulage sur corps dont George Segal ou encore les hyperréalistes Duane Hanson et John De Andrea révélèrent, voici un demi-siècle, les infinies possibilités. Impossible, dans ce cas, d’atteindre le XXL. Les artistes inventeront alors d’autres stratégies, comme la multiplication des personnages, la mise en scène avec décors et la peinture illusionniste appliquée sur les sculptures. De Wim Delvoye, à Olaf Nicolai, Marc Quinn et Gavin Turk, les exemples sont nombreux.
A cet obstacle technique, il faut en ajouter un politique. La représentation du corps humain a toujours été utilisée par les gouvernants à des fins d’image. La Grèce ancienne en avait fait, à travers le thème du sportif, l’allégorie de son idéal démocratique – LeDiscobole de Myron comme le Doryphore ont la taille humaine. Les régimes totalitaires imposèrent à l’inverse le gigantisme, symbole de l’héroïsation du combat mené et de l’autorité du pouvoir en place, qu’il soit celui d’Alexandre le Grand ou, plus près de nous, Hitler, Staline, Mussolini ou Mao qui passèrent les commandes que l’on sait. Aujourd’hui, si un bon nombre d’artistes chinois par exemple privilégient le gigantisme afin de défier les codes de la propagande (Sui Jianguo et sa suite de plus de deux mètres de hauteur de vestes militaires en fibre de verre peinte), d’autres utilisent le changement d’échelle pour… renouer avec l’émotion intime.
Une veine paradoxale exploitée par de nombreux artistes. Deux exemples. En 1994, le conseil municipal de Gateshead (près de Newcastle) demande au sculpteur britannique Antony Gormley d’imaginer » une image millénariste qui soit un jalon et un gardien de la ville « . Inspiré par la légende d’un héros celtique local, son » personnage « , haut de 20 mètres, deviendra un » ange du Nord » d’une envergure de 54 mètres de large. Posé dans un paysage grandiose, il est depuis devenu bien davantage qu’une curiosité : » Un réservoir de nos sentiments, écrit l’artiste, ceux dont on ne savait peut-être rien avant que cet objet soit là et ceux qu’il aura suscités. »
Ce sont ces mêmes émotions, mais très intimement liées à notre quotidien, que provoquent les mises en scène de l’Australien Ron Mueck. Exemple : In Bed (2005). Couchée dans un lit d’hôpital, une femme nous regarde. D’elle, émane une tristesse incommensurable alors qu’aucun geste tragique (elle pose la main sur ses lèvres) ne vient perturber le calme et le silence oppressant. Le rapport empathique est immédiat voire douloureux. Il renvoie à l’expérience si banale de l’angoisse face au destin. L’oeuvre est d’un réalisme absolu et confondant hormis sa taille : 6,5 m ! Manière, comme pour les Géants d’Altmejd, de réveiller notre imaginaire le plus enfoui. Et de se garder d’imposer une réponse.
(1) Aux MRBAB, à Bruxelles. Jusqu’au 21 août prochain. www.fine-arts-museum.be
(2)David Altmejd. L’Air, à la galerie Xavier Hufkens, à Bruxelles. Jusqu’au 9 avril. www.xavierhufkens.com
Par Guy Gilsoul
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