La fin de la République romaine, troublant miroir de l’Europe

Au dernier siècle av. J.-C., la République romaine tardive se porte mal. Comme l’Europe aujourd’hui. Dans Le Déclin, l’historien belge David Engels ose la comparaison et provoque le débat. Politique-fiction ou graine de vérité ?

Dans Le Déclin (1), David Engels, titulaire de la chaire d’Histoire romaine de l’ULB, compare l’Europe actuelle à la République romaine finissante (entre 133 et 27 av. J.-C.). Près de cinq siècles après sa création, la République sombre dans le chaos : guerres intestines, démographie en berne, déclin des valeurs traditionnelles au profit des cultures hellénistique et orientale, coupure entre le peuple et l’élite sénatoriale, menaces aux frontières, etc. Octavien, le fils adoptif de Jules César, prend alors le nom d’Auguste et installe le  » principat  » : une forme de compromis impérial qui maintient en place les institutions de la République mais concentre le pouvoir entre les mains du princeps, c’est-à-dire de l’empereur. Se présentant à Rome comme un simple primus inter pares, révéré dans les provinces à l’égal d’un dieu, Auguste ramène la paix dans son pays. Il s’oppose au cosmopolitisme hellénistique et remet en avant les valeurs romaines traditionnelles.

Le rapport avec le Vieux Continent ? David Engels détaille de nombreux points de similitude. L’Europe d’aujourd’hui attire des migrants du monde entier comme Rome accueillait jadis une multitude d’esclaves  » barbares « , de prisonniers de guerre, de commerçants étrangers (Syriens, Judéens, Chaldéens, Celtes, etc.). Sous l’influence de ces flux migratoires et de la culture hellénistique (scepticisme, épicurisme), la croyance dans les dieux ancestraux avait reculé, ainsi que les rudes vertus romaines qui formaient l’ossature culturelle et morale des Romains aux temps héroïques. En promouvant une culture européenne faite de valeurs universelles centrées sur l’individu, l’Europe occulterait pareillement sa mémoire. Cet oubli de soi ne servirait pas l’intégration des étrangers, amenés à ne voir dans les pays-hôtes que de simples pourvoyeurs de biens matériels et non les porteurs d’un idéal civique.

L’Etat de droit remis en question

Les guerres, l’affranchissement des esclaves et l’immigration ne sont pas les seules causes du déclin démographique romain. L’ébranlement de la famille patriarcale joue alors un rôle. Les moeurs des anciens (mos maiorum) font place à l’individualisme, l’ambition, la solitude, dont Cicéron décrit le fardeau dans des temps troublés :  » Il n’est rien en ce moment, sache-le, qui me fasse autant défaut qu’un homme à qui je puisse m’ouvrir de tout ce qui me cause quelque souci ; qui m’aime, qui ait l’esprit bien fait, devant qui je puisse, quand je parle avec lui, ne rien feindre, ne rien dissimuler, ne rien cacher.  »

En Occident, le capitalisme encourage aussi l’épanouissement et l’enrichissement personnels, la consommation et les loisirs. Panem et circenses… Détaché du groupe (famille, religion, syndicat, parti politique), l’Européen se concentrerait sur quelques relations fortes, au risque de la solitude. Il compte sur une immigration jeune pour contrer les effets du vieillissement et du recul démographique.

Politiquement, l’Empire romain ne s’est imposé que parce que la démocratie était à bout de souffle. Les plébéiens avaient fini par former avec les vieilles familles patriciennes une nobilitas informelle, immensément riche et fermée sur elle-même. Le suffrage censitaire n’ayant pas été adapté aux évolutions économiques, la moitié des Romains étaient exclus du vote. Poussés par la pauvreté, ils se radicalisaient, prêts à suivre n’importe quel démagogue armé. La fin de la conscription amena les généraux à engager des soldats professionnels, qu’ils mirent au service de leurs ambitions. Sclérosée et divisée, la noblesse sénatoriale était incapable de réformer la République. Jules César, puis son fils adoptif Octavien, le futur empereur Auguste, arriveront au pouvoir par les armes mais ils seront soutenus par le peuple, en échange de la paix et de la sécurité matérielle. L’ancienne élite politique reste en place sous le contrôle de l’empereur, celui-ci faisant plébisciter sa liste de candidats.

Si l’on en croit l’Eurobaromètre de 2008, 65 % des citoyens européens accepteraient de renoncer en partie à leurs libertés civiques pour obtenir une justice plus efficace. L’Etat de droit, longtemps conçu comme le rempart des libertés individuelles, est remis en question. Un sondage récent du Monde diplomatique a révélé que, dans de nombreux pays européens, une majorité de citoyens souhaitent la venue au pouvoir d’un homme providentiel. Un peu partout, les  » populistes  » critiquent l’opacité de l’Etat, la technocratie et l’absence d’alternative démocratique.

Menace terroriste

David Engels met aussi en parallèle certains traits de la politique internationale de l’Europe et de la Rome républicaine tardive. Ainsi, après avoir vaincu Carthage et établi la Pax Romana sur tout le pourtour de la Méditerranée, la République dut faire face à des guerres asymétriques contre des peuples rétifs à sa  » civilisation « . En 88 apr. J.-C., 80 000 Italiques qui vivaient dans la province romaine d’Asie furent massacrés sur l’ordre du roi Mithridate. Les Vêpres d’Ephèse eurent l’impact d’un 11-Septembre. Pour assurer leur sécurité, les Romains remplacèrent graduellement le concept d’hégémonie indirecte par une provincialisation directe et ils étendirent leur pouvoir sur tout l’Orient.

Pour la première fois de leur Histoire, les Etats membres de l’Union européenne coexistent paisiblement, en principe, sur pied d’égalité, mais ils doivent faire face, eux aussi, à une menace terroriste. Ils participent à de nombreuses guerres au nom de valeurs (démocratie, droits de l’homme…) qui sont loin de faire l’unanimité à l’extérieur de leurs frontières. L’UE est en pleine expansion (adhésion des anciens Etats yougoslaves, projets de rapprochement avec la Turquie, l’Ukraine et l’Islande). A l’intérieur, cependant, les inégalités se creusent entre pays membres. Comme l’Empire romain à son apogée, l’Europe consacre d’importants fonds structurels aux régions pauvres et soutient de grands projets d’infrastructure. Mais cet investissement a un prix : le sauvetage de la Grèce a placé cette dernière sous la coupe de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international). Bientôt, l’extension du vote à la majorité qualifiée, même s’il prévoit des garde-fous pour les petits pays, va faire sentir aux citoyens l’inégalité de leurs démocraties respectives.

Si l’on suit David Engels, l’Europe actuelle est mûre pour une transition semblable à celle qui transforma la République romaine en Empire au premier siècle avant J.-C. Depuis la crise économique de 2008, l’Union européenne est freinée dans son élan et balance entre deux options : un surcroît de fédéralisme ou la défense de la souveraineté des États. Un signe des angoisses que suscite ce scénario ? L’entrée de 30 % d’élus eurosceptiques ou xénophobes au Parlement européen.

L’historien de l’ULB n’est favorable ni à l’un ni à l’autre. Initialement, il devait tirer la liste du petit Parti des Fédéralistes européens mais, quand celui-ci s’est allié au mouvement Stand Up For the United States of Europe, il l’a quitté. David Engels met en avant le facteur identitaire pour refonder l’Europe, tandis que Stand Upavait choisi de promouvoir une jeunesse mondialisée et politiquement plus correcte. L’alliance des deux mouvements a récolté à peine 0,33 % des voix. Depuis, le chercheur d’origine germanophone a sorti une seconde édition revue et corrigée du Déclin et publié une traduction allemande largement augmentée sous le titre Auf dem Weg ins Imperium (EuropaverlagBerlin). Dans un dossier de la revue LeDébat de Gallimard (mars-avril 2014), il répondait avec verve à ses détracteurs. Il s’apprête à sortir un manifeste politique, Dites non au déclin, prouvant que, même au XXIe siècle, Rome reste une source d’inspiration.

(1) Le Déclin. La crise de l’Union européenne et la chute de la république romaine. Analogies historiques,par David Engels, éditions du Toucan, 384 p.

Par Marie-Cécile Royen

 » Politiquement, l’Empire romain ne s’est imposé que parce que la démocratie était à bout de souffle  »

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