La dernière ligne droite

La première phase du procès d’Arlon est terminée. Place au réquisitoire et aux plaidoiries, le verdict étant attendu pour la mi-juin. Le bilan intermédiaire est mitigé

Déjà douze semaines de procès. L’instruction d’audience, c’est-à-dire la partie active de recherche de la vérité, est terminée. Les témoins ont répété, ou non, ou avec des nuances, ce qu’ils avaient déjà déclaré aux enquêteurs, sous le contrôle du président de la cour d’assises, des parties civiles, des avocats de la défense et des jurés. Les témoignages de Laetitia Delhez et de Sabine Dardenne û dont les lettres de cette dernière, lues dans un silence pesant par le chef d’enquête Lucien Masson û la visite bouleversante de la cache de Marcinelle, l’exposé de l’expert psychiatre Walter Denys sur la rareté du profil de Marc Dutroux, psychopathe à l’état presque pur, ont fait grossir à l’écran l’image du  » pervers isolé « . Sa conduite à l’audience, mélange d’indifférence et de fanfaronnade, a confirmé ce que le dossier montrait de ses aptitudes à la manipulation et au sadisme.

Fondamentalement, l’instruction du juge d’instruction Jacques Langlois n’a pas été ébranlée. Décortiquée, bousculée, vilipendée même, sur les bancs de la défense de Laetitia Delhez, et, de façon plus sournoise, au perchoir du ministère public, elle tient toujours debout. L’opposition radicale entre le procureur du roi Michel Bourlet et le juge d’instruction qui a succédé à Jean-Marc Connerotte a créé une dynamique intéressante. Si des pistes ont été qualifiées de  » périphériques  » (Hôtel Brazil, Ford Fiesta, Carré Blanc, etc.), c’est bien parce qu’elles ont été vérifiées dans les moindres détails, au prix d’une débauche de moyens matériels et humains peu ordinaire, consentie par le service public de la justice, sous la pression diffuse de l’opinion publique. Des enquêteurs écartés ou freinés par le juge d’instruction ont pu rendre compte de leurs recherches dans la plus grande transparence, donnant libre cours, pour certains, à leur ressentiment. Leurs  » supérieurs « , chefs d’enquête bénéficiant de la confiance du juge ont, eux, été  » boxés  » par Mes Jan Fermon et Georges-Henri Beauthier (Laetitia), alliés objectifs du procureur du roi. Ces alliances ou mésententes souterraines entre policiers, entre policiers et magistrats, entre magistrats et avocats ont nui à la lisibilité des débats. Néanmoins, la recherche chaotique, émotionnelle et, souvent, très superficielle de la vérité a eu lieu, parfois au détour de confrontations non préparées, surgissant de l’oralité des débats.

L’énigme du jury

Le produit de cette recherche n’est pas l’exact reflet du dossier répressif, ces fameuses 400 000 pages de l’affaire Dutroux. Le président de la cour d’assises, Stéphane Goux, n’a pas empoigné celui-ci dans l’esprit d’un juge d’instruction, pour essayer de faire jaillir une parcelle supplémentaire de vérité, en profitant de la présence physique de tous les acteurs, accusés, enquêteurs et témoins. Il s’est contenté d’accompagner le dévoilement progressif des volets du dossier, tolérant bien des débordements û les avocats disposent de l’immunité de plaidoirie et peuvent donc tout dire dans le prétoire û, au-delà de ce qu’autorise, en tout cas, la pratique neuve du commentaire après chaque témoignage. Des commentaires se sont souvent transformés en plaidoiries avant l’heure. Celles-ci se prolongeaient devant les caméras de télévision, qui ne retenaient dès lors qu’un incident hypertrophié de la journée, bien loin, parfois, du contenu réel et complet de celle-ci. La menace de récusation, canon pointé très exactement contre la tempe du président Goux, a paru s’éloigner, au fil du temps. En revanche, deux jurés ont commis les faux pas langagiers qui ont conduit à leur éviction. Rien de dramatique si ce n’est, peut-être, pour les intéressés eux-mêmes, dont l’attention était extraordinaire, comme chaque fois que des citoyens tirés au sort s’impliquent assez longuement dans la fonction de juger. Auront-ils pu dégager suffisamment une ligne directrice dans l’embrouillamini des témoignages pour produire une décision éclairée, sous la forme des réponses à plus de 300 questions et d’un verdict de culpabilité ou d’innocence ? Les  » coups  » qu’ils ont encaissés collectivement ne vont-ils pas les conduire à se méfier de leurs collègues professionnels û le président et ses deux assesseurs û, avec lesquels ils devront délibérer sur la peine à infliger aux coupables ? L’attitude de ce jury luxembourgeois, maintenant majoritairement féminin, est la dernière énigme de ce procès. A partir du 24 mai, le parquet et les plaideurs feront assaut d’éloquence pour tenter d’emporter sa conviction. Issue probable du procès Dutroux : après les élections du 13 juin prochain.

La personnalité du principal accusé, restée à l’arrière-plan pendant les premières semaines du procès, quand les avocats de sa défense et de certaines parties civiles tentaient de refaire le travail de la commission d’enquête parlementaire, a fini par se réinstaller au centre des débats. Pervers n’obéissant ni à Dieu ni à diable, Marc Dutroux a trouvé, dans l’actualité, un  » monstre  » qui partage ses fantasmes : le Russe Viktor Mokhov, 53 ans, a séquestré pendant trois ans et demi deux jeunes filles, âgées de 17 et 14 ans au moment de leur enlèvement. Il avait endormi leur méfiance grâce à sa compagne, une jeune femme de 29 ans, et les avait droguées pour les emmener chez lui. Devenues ses esclaves sexuelles, l’une d’elles a accouché de deux bébés, abandonnés ensuite dans des lieux publics. Les jeunes filles ont vécu tout ce temps dans une cave de 10 mètres carrés. Le  » projet  » de Dutroux : garder des filles  » pour les voir grandir  » et les avoir entièrement à sa main n’est donc pas inconcevable. D’autres l’ont réalisé avant lui. Il nie toujours avoir enlevé Julie et Melissa. Mais les précisions apportées par Michelle Martin qui, après ses dénégations farouches du début, se  » met à table  » le 26 août 1996, ont été crédibilisées par des éléments d’enquête recueillis par la suite.  » Elle ne se compromet pas, mais elle ne ment pas « , ont dit les enquêteurs. Sa version de l’enlèvement de Julie et de Melissa, attribué à Marc Dutroux et à Bernard Weinstein, aujourd’hui décédé, coïncide avec le témoignage de Mme Henrotte, la vieille dame à sa fenêtre, rue de Fexhe, à Grâce-Hollogne, le 24 juin 1995. Le récit du maître-chien Jacquet, qui n’a pas fait travailler sa bête dans les règles de l’art, au point qu’un doute sérieux subsiste quant à la trace û celle de Julie ou celle de sa mère, Louisa Lejeune ? û qu’il a  » marquée  » sur le pont de l’autoroute enjambant l’E 25, ne permet pas de remettre radicalement en cause la version de l’enlèvement des deux petites filles privilégiée par le juge d’instruction Langlois. D’autant que, si les fillettes avaient été enlevées sur le pont de l’autoroute, comme le suggère l’acte d’accusation de Michel Bourlet, aucun des témoins qui y sont passés à cette heure cruciale û et ils ont été identifiés et interrogés avec minutie û ne les y a vues.

L’atroce détail

Depuis le début du procès, Dutroux explique aussi, contre toutes ses déclarations antérieures, corroborées par celles de Michelle Martin et des éléments tangibles recueillis par les enquêteurs, que les deux petites Liégeoises étaient mortes, à sa sortie de prison, en mars 1996. La volte-face de l’expert nutritionniste Jaroslaw Kowalewski, qui a affirmé à l’audience que les enfants n’avaient pas suffisamment d’eau pour survivre durant cent quatre jours dans la geôle de Marcinelle ne contredit pas fondamentalement son rapport antérieur. Les enfants, qui, avant l’incarcération de Dutroux, le 6 décembre 1995, dans le dossier de la séquestration de Divers, Rochow et Jadot, étaient nourries avec les restes de la famille Dutroux-Martin, ont fini par mourir de faim et de soif, abandonnées à leur sort. Le tableau quasi clinique que Dutroux dresse de leur état, lorsqu’il sort de prison, le 20 mars 1996 û cécité totale ou partielle, infections pulmonaires, faiblesse extrême û ainsi que les nombreuses escarres relevées, à l’autopsie, sur le corps des petites victimes témoignent, en effet, qu’elles n’ont pas pu survivre à une famine prolongée. Ce détail û le tissu élastique réclamé par Dutroux à sa femme pour tenir les cheveux de Melissa agonisante et retrouvé sur le corps de celle-ci û est trop atroce pour avoir été mis au point par les deux époux avant leur arrestation surprise. Le procès n’a pas permis que les deux seuls témoins de ce drame, Michelle Martin et Marc Dutroux û surtout ce dernier û, restituent aux parents le dernier souffle de leurs enfants. Comment se sont-elles accommodées de leur calvaire ? Ont-elles désespéré de tout ? Ont-elles encore ri ensemble ? Insensible à cette demande, formulée également par les parents d’An et d’Eefje, Marc Dutroux n’a trouvé qu’à se plaindre de son sort : lui aussi est privé de ses enfants…

De telles scènes, étouffantes, n’ont guère permis de faire avancer la thèse du  » réseau pédophile  » ou de l' » organisation criminelle à quatre  » pour des faits de m£urs ou d’autres sortes de trafics (faux papiers, armes, êtres humains, etc.), hormis les ecstasy, de Nihoul, Lelièvre et, accessoirement, Dutroux. C’est sans conviction, désormais, que les avocats de Laetitia Delhez, Mes Jan Fermon et Georges-Henri Beauthier, ainsi que Me Magnée, le conseil de Dutroux, suggèrent que, pour de l’argent, dont il était très friand, Michel Nihoul aurait pu se muer en commanditaire d’enlèvements d’enfants.

Marie-Cécile Royen

Le procès n’a pas permis de restituer aux parents le dernier souffle de leurs malheureux enfants

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire