La dernière bataille de l’acier

1. Bientôt la fin de toute activité sidérurgique à Liège?

Leader mondial de l’acier, le groupe Arcelor a décidé de ne pas assurer la réfection des hauts-fourneaux de l’entreprise Cockerill Sambre à Seraing et à Ougrée (Liège). Sans ces investissements, initialement prévus en 2005-2006, c’est toute la sidérurgie liégeoise « à chaud » qui est exposée à une mort lente. Les hauts-fourneaux produisent en effet de la fonte, qui sera transformée plus tard en acier (lire en p18 à 20 ). La fermeture des hauts-fourneaux signifierait donc l’arrêt de l’unité d’agglomération de fer d’Ougrée, et même par ricochet l’aciérie, la coulée continue et le laminoir à chaud de Chertal, au nord-est de Liège. Un nouveau sinistre pour Cockerill, fondé en 1823, et pour le bassin industriel de Liège, coeur historique de la sidérurgie wallonne, déjà éprouvé par la fermeture d’une autre filière à chaud, celle de Seraing, au milieu des années 1980. Cette fois, plus de 1 500 emplois directs passeraient à la trappe.

Pour autant, cela ne signifierait pas encore la fin de toute l’activité sidérurgique dans la Principauté. La filière dite « à froid » n’est pas directement menacée. Localisées à Tilleur, Kessales, Flémalle, Ramet et Marchin, parfois à distance respectable des autres sites liégeois, des usines assurent en effet la transformation des tôles laminées à chaud en produits finis ajustés aux besoins des clients, notamment à l’industrie automobile. Pour garantir la survie de cette activité et les 2 500 emplois directs qui en dépendent, deux conditions devront toutefois être remplies. Un: après la fermeture de la filière à chaud, il faudra alimenter à un coût raisonnable les usines situées en aval. Deux: même si la direction d’Arcelor affirme aujourd’hui que les laminoirs à froid du bassin liégeois sont « parmi les plus performantes et les plus rentables du groupe », le doute s’est désormais instillé dans les esprits. Pour l’heure, affirme-t-on chez Arcelor, ils ne sont pas à vendre.

2. Y a-t-il encore un espoir d’infléchir la position d’Arcelor?

Après avoir asséné de mauvaises nouvelles, les géants industriels n’ont pas l’habitude de faire marche arrière. Il y a une chance sur mille d’assister à un changement de cap du groupe Arcelor, né en 2001 de la fusion du français Usinor (qu’avait intégré Cockerill Sambre en 1998), du luxembourgeois Arbed (incluant Sidmar) et de l’espagnol Aceralia. Pour la Région wallonne, les métallurgistes liégeois et les syndicalistes de Cockerill Sambre, le groupe multinational constitue d’ailleurs le nouvel ennemi tout… en restant le principal atout. C’est Arcelor qui actionnerait le couperet en cas de non-rentabilité de la filière à froid de Liège. C’est Arcelor, également, qui détient les clés du succès du site de Carlam, en aval de Charleroi: un investissement de 250 millions d’euros vient d’y être confirmé par les propriétaires de Cockerill, afin de construire une nouvelle aciérie (300 nouveaux emplois en perspective) et d’en faire le vrai pôle »inox » du groupe. Une bonne nouvelle, assurément, même si les métallos carolos, échaudés, craignent à présent la fermeture du haut-fourneau de Marcinelle, actionné par Duferco mais détenu à 40% par Arcelor. Difficile de résister à un pareil climat de panique…

3. Les métallos sauront-ils garder leur sang-froid?

Pour l’heure, on ne constate aucun débordement. Ni casse, ni violences à Luxembourg (siège d’Arcelor), à Liège ou à Namur siège du gouvernement wallon. Les leaders syndicaux de la FGTB (socialiste) et de la CSC (chrétienne) sont entre le marteau et l’enclume. D’où leur attitude « très raisonnable », dit un ministre wallon. « Nous ne prendrons pas les autres sites en otage! » clame-t-on à la CSC, traditionnellement plus encline à la recherche de compromis dans ce secteur difficile. En revanche, la FGTB s’est déclarée prête à empêcher l’acheminement de « demi-produits » en provenance d’autres usines d’Arcelor, celle de Gand (Sidmar) ou de Dunkerque, par exemple, pour faire tourner les laminoirs liégeois. A court terme, malgré la colère des travailleurs, la volonté unanime est de lutter jusqu’au bout pour le maintien d’une sidérurgie intégrée (chaud et froid), de permettre à l’outil de fonctionner le plus longtemps possible et, donc, d’éviter toute grève d’envergure. Mais le plan « Delta » est dénoncé en front commun: pour les syndicats, ce programme de rationalisation n’a plus de raison d’être. Censé augmenter la compétitivité, il prévoyait de substantielles économies en 2003, notamment via des départs à la prépension. Lla direction d’Arcelor entend maintenir ce plan, signalant au passage que son abandon pourrait compromettre la sidérurgie à froid. Par ailleurs, les syndicats souhaitent défendre leurs droits à une échelle plus large, sous la bannière de la Fédération européenne des métallurgistes (FEM). Sur le plan social, le sort des milliers de sous-traitants de Cockerill Sambre n’est guère enviable: à l’inverse des métallos, certes difficiles à « reclasser » en raison de leurs qualifications très spécifiques, aucune voix collective ne les défendra.

4. La stratégie industrielle d’Arcelor est-elle contestable?

Plusieurs facteurs objectifs justifient la décision du groupe sidérurgique, si douloureuse soit-elle. Un: l’économie mondiale est actuellement déprimée et la sidérurgie est très sensible à la conjoncture générale. « Ces douze dernières années, les exportations européennes dans le secteur de l’acier n’ont pas augmenté d’un chouia. Elles représentent à peine 2,5% des exportations mondiales et la montée en puissance des concurrents coréens, russes ou ukrainiens a de quoi inquiéter », observe l’économiste Jean-Charles Jacquemin (Facultés universitaires de Namur), spécialiste du commerce international. Deux: le groupe Arcelor est confronté à d’énormes surcapacités d’acier brut (2 millions de tonnes annuelles, sur 32, qu’il n’arrive pas à écouler) et il produit la bagatelle de 5 millions de tonnes… non rentables. Son endettement est forcément colossal: c’est le souci n° 1 du groupe. Trois: le déclin de la sidérurgie dite « continentale » – car éloignée de la mer – semble inéluctable aux yeux de nombreux spécialistes. Indispensables à la production de fonte, le charbon et le minerai de fer sont désormais importés du Brésil, d’Australie ou d’Afrique. Dans le cas de Liège, ces matières premières doivent ensuite remonter la Meuse ou le canal Albert, ce qui augmente la facture du transport. Au sein du groupe Arcelor, cela constitue un handicap quasi insurmontable par rapport aux sites « maritimes », comme Dunkerque et Fos-sur-Mer (France), Avilés (Espagne) ou Gand (Sidma). La production d’une tonne d’acier brut coûte 175 euros – soit la limite de rentabilitéé – à Fos-sur-Mer, dans les-Bouches-du Rhône, contre 195 euros à Liège. Echec et mat.

5. Faut-il parler d’agenda caché ou de tromperie?

Appelé au chevet de Cockerill Sambre – alors moribonde – en 1983, l’industriel français Jean Gandois avait déclaré à l’époque qu’il n’y aurait peut-être plus de production d’acier brut, à Liège, vingt-cinq ans plus tard. A nouveau rappelé à la rescousse, ces jours-ci, le grand sidérurgiste ne s’était pas trompé! A la lumière d’arguments économiques difficiles à réfuter ( lire le point 4, ci-dessus), la fin des investissements dans la sidérurgie continentale, par l’état-major d’Arcelor, n’a rien d’une surprise. « On pouvait d’ailleurs le lire entre les lignes de la fusion Usinor-Arbed-Aceralia, en 2001. L’acte de naissance d’Arcelor plaçait déjà les sites continentaux dans le collimateur », estime Michel Capron, spécialiste de la sidérurgie à la Faculté ouverte de politique économique et sociale (Fopes-UCL). Cela dit, Usinor, en 1998, puis Arcelor, en 2001, s’étaient engagés par écrit à rénover les hauts-fourneaux liégeois. Un contrat en béton? Ou truffé de failles juridiques? Le texte prévoit une pénalité 20 millions d’euros, en cas de non-réalisation de l’investissement. L’affaire se jouera peut-être devant les tribunaux… Autre question ouverte: pourquoi Arcelor n’a-t-il pas donné au plan « Delta » le temps de produire tous ses effets? Enfin, il semble légitime de se demander pourquoi les unités liégeoises devront devront fermer en 2005-2006, alors que les autres sites continentaux de Florange (nord de la France), Brême et Eisenhüttenstadt (Allemagne) pourront conserver au moins un haut-fourneau en état de marche jusqu’en 2010. Liège serait-elle ainsi privée d’un délai (plus) raisonnable pour assurer sa reconversion industrielle?

6. Arcelor va-t-il payer?

Si Arcelor devait réellement acquitter la facture qui lui est présentée par la Région wallonne, elle-même assistée par la société Deminor, le conseiller juridique des actionnaires minoritaires, l’addition serait particulièrement salée. Aux 20 millions d’euros relatifs au non-respect de la clause d’investissement s’ajoute en effet une ardoise de 150 millions d’euros pour la réhabilitation des sols pollués durant près de deux-cents ans (380 hectares de terrains occupés par la phase à chaud de la sidérurgie liégeoise). Sans compter le coût du plan social et de l’aide à la reconversion, déjà promis par la multinationale. Au total, davantage que le coût de réfection des hauts-fourneaux, semble-t-il! « Nous remettrons tout en état », a annoncé Guy Dolé, directeur général d’Arcelor, sans toutefois confirmer les chiffres avancés par le ministre wallon de l’Environnement, Michel Foret (MR). En revanche, Arcelor ne semble pas résolu à acquitter la fameuse pénalité de 20 millions d’euros, invoquant des « lectures juridiques divergentes ». Pour Dolé, la seule mention de ladite pénalité laissait en effet entendre que l’investissement n’était pas garanti.

7. L’actionnaire wallon a-t-il manqué de vigilance?

Les vraies erreurs stratégiques et politiques sont bien antérieures à la bérézina actuelle. Plongée dans une crise sans précédent, à partir de 1975, la sidérurgie wallonne s’est fourvoyée dans une guerre des bassins (Liège contre Charleroi) aussi stérile que coûteuse, avant d’être affectée par le diktat flamand -« plus un franc flamand pour l’acier wallon » – , devenant l’otage du contentieux communautaire. Une perte de temps et d’énergie, à l’heure où des concurrents étrangers se restructuraient en profondeur. La réalisation du plan Gandois, au milieu des années 1980, sauva Cockerill Sambre de la faillite au prix de lourds sacrifices industriels et sociaux: deux aciéries et plusieurs laminoirs fermés, des milliers d’emplois perdus. Puis vint la seconde ère Gandois, de 1987 à 1999, où Cockerill Sambre fut dégraissée, rendue plus performante et préparée au mariage avec Usinor. « La mariée était trop belle », disent certains observateurs. Et le prix de vente a peut-être été mal négocié par la Région wallonne, jusqu’alors propriétaire de l’entreprise. Qu’importe: sous Arcelor, l’ancien fleuron wallon allait enfin vivre à l’heure mondiale et réaliser l’impossible union des forces avec l’Arbed et Sidmar. Aujourd’hui, d’aucuns brandissent le syndrome de la Sabena et demandent des comptes au gouvernement wallon. Mais que peut-il faire, avec sa maigre participation financière de 4,25% dans le capital du géant Arcelor (dont le comité exécutif ne compte aucun ancien responsable de Cockerill), à part admettre son impuissance à faire entendre ses intérêts? Peut-être la Région wallonne aurait-elle dû réinterroger Arcelor sur sa volonté d’investir à Liège, obtenir d’autres garanties encore, imposer que le plan « Delta » soit mené à terme avant toute décision? Depuis le choc du 24 janvier, le baroud d’honneur du ministre-président Jean-Claude Van Cauwenberghe (PS) et du ministre de l’Economie Serge Kubla (MR) paraît logique. Ensemble, ils veulent obtenir du bois de rallonge pour quelques années supplémentaires, par exemple via de petites réfections des hauts-fourneaux liégeois. Mais, en pleine campagne électorale, les ténors politiques wallons devraient veiller à ne pas se contredire. Hâter réellement la reconversion, comme le suggère Kubla, n’est pas pareil qu’obtenir à tout prix de l’argent frais pour maintenir artificiellement en vie une activité en grande difficulté, comme le prônent notamment certains socialistes liégeois, effrayés par les dramatiques pertes d’emplois.

8. L’économie wallonne est-elle à ce point vulnérable?

Oui. C’est d’ailleurs le lot de la petite économie belge, très ouverte. Une fiscalité favorable aux investisseurs étrangers, des pouvoirs publics relativement faibles, la petite taille des groupes belges et wallons…: tout cela contribue à « la fragilisation d’une économie dont les centres de décision sont très majoritairement situés hors des frontières régionales et nationales », constatait récemment le Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp), dans une étude consacrée au tissu industriel wallon. Bref, « une dépendance externe écrasante », dont la vulnérabilité liégeoise est aujourd’hui l’exemple éclatant: que restera-t-il des espoirs industriels de la Cité ardente quand Arcelor aura réduit Cockerill à la portion congrue et que l’autre « fleuron », la Fabrique nationale, aura été cédée à un éventuel repreneur étranger? Le Pr Jules Gazon a évalué à 0,4% la perte que subira le PIB wallon en raison de l’arrêt des investissements à Cockerill et à 11 % la chute de la production liégoise.

9. Pouvait-on accélérer la reconversion du tissu industriel liégeoiset quelles sont les chances véritables du bassin liégeois?

Des syndicalistes, des patrons et des universitaires affirment la main sur le coeur qu’ils y travaillent depuis… plus de vingt ans. C’est sans doute vrai. Mais, de manière générale, les efforts en matière de reconversion et de diversification de l’activité économique ont toujours manqué de cohérence, de vision politique et de moyens financiers. Or les experts sont unanimes sur un point: il était absurde d’attendre la fermeture des charbonnages ou, en l’occurrence, des hauts-fourneaux pour préparer la transition. En théorie, cela prend de dix à quinze ans! Seulement voilà, trop de Liégeois ont vécu avec le fantasme d’une sidérurgie éternelle, qui resterait le principal poumon de la région. Pour réussir le pari de la reconversion, Liège devra compter sur ses propres forces et développer ses atouts actuels, qui ne s’intègrent pas suffisamment dans une stratégie globale: l’aéroport régional de Bierset, le port autonome, la perspective prochaine du TGV, le dynamisme de son université, son pôle logistique encore trop dépendant du seul opérateur TNT, etc. Ailleurs, des modèles de reconversion réussie existent – Vilvorde après Renault, par exemple – mais ils ne sont pas transposables tels quels.

Philippe Engels, ,

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